Christophe Guilluy et la France périphérique edit

14 décembre 2016

Christophe Guilluy avait publié en 2014 un petit ouvrage, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, qui avait connu un certain retentissement. Il récidive avec un nouvel opus, Le Crépuscule de la France d’en haut. C’est l’occasion de faire le point sur sa thèse.

Celle-ci peut se résumer assez simplement. Les classes populaires sont précarisées et  reléguées, socialement et économiquement, et cette relégation sociale serait également une relégation territoriale. La montée des inégalités, le déclassement, la disparition de la classe moyenne, auraient une traduction territoriale clivant l’espace national entre la « France périphérique », une France populaire et socialement fragile, et la France des grandes métropoles urbaines concentrant toujours davantage les meilleurs emplois et les meilleurs revenus. Cette polarisation de l’espace serait le résultat de la mondialisation et opposerait ainsi les « gagnants de la mondialisation » des grands centres urbains aux perdants de la France périphérique.

Cette thèse a également une dimension politique tout à fait explicite. Christophe Guilluy dénonce la trahison (il n’emploie pas ce terme mais c’est bien l’idée) du Parti Socialiste accusé d’avoir abandonné les classes populaires au profit (seulement apparent) des minorités – jeunes des quartiers, minorités ethniques notamment. Il ne donne pas quitus à la droite pour autant bien évidemment, mais ses attaques contre la gauche de gouvernement sont beaucoup plus nombreuses et virulentes. Une thématique néomarxiste, remise au goût du jour via la question des inégalités territoriales, parcourt tout l’ouvrage. Mais celui-ci emprunte aussi le ton de la dénonciation morale en dressant le portrait d’un acteur collectif – les « classes dominantes » - pourvu d’une intentionnalité mauvaise et hypocrite visant à exploiter le peuple tout en affichant un « faux altruisme ».

Un dernier thème du livre est celui de la société « multiculturelle ». La mondialisation aurait partie liée avec « l’émergence d’une société multiculturelle sous tension », c’est-à-dire « la juxtaposition sur un même territoire de communautés différentes par l’origine géographique, la langue, la religion, l’histoire, la culture, la philosophie ». Le modèle républicain ne pourrait pas résister à cette évolution vers le multiculturalisme. Sur les immigrés, les propos de Christophe Guilluy rappellent étrangement ceux des dirigeants communistes des années 1980, comme Georges Marchais qui dénonçait (à l’occasion de la destruction d’un foyer d’immigrés à Vitry par un maire communiste) le patronat et le gouvernement français recourant à une immigration massive pour se procurer une main-d’œuvre surexploitée  et sous-payée. Christophe Guilluy ne dit pas explicitement, comme l’avait fait Georges Marchais, qu’il faut « arrêter l’immigration », mais il dénonce bien à ce sujet le « dumping social » du patronat qui « sert les intérêts de la nouvelle bourgeoisie urbaine ».

On comprend assez bien le succès éditorial et médiatique de Christophe Guilluy : il offre une interprétation simple (on verra qu’elle est simpliste) du rejet des élites, de la montée du « populisme » (il récuse ce terme évidemment), des succès électoraux du Front national, en donnant à ces phénomènes un fondement objectif à travers une série d’indicateurs et de cartes (c’est un géographe) qui ont l’apparence de la scientificité. La thèse peut plaire à gauche, car elle emploie le langage de la lutte des classes et dénonce avec virulence les classes dominantes. Elle peut plaire aussi à une partie de la droite souverainiste, car elle dénonce l’attaque des valeurs républicaines par le multiculturalisme et la mondialisation et la montée des identités ethniques.

Laissons de côté le ton très déplaisant de l’ouvrage – dénonciateur, vindicatif, virulent – pour venir au fond : la démonstration est-elle convaincante ? La réponse est négative pour deux raisons principales.

La première tient tout simplement aux indicateurs construits par l’auteur. Ceux-ci ont tout d’indicateurs ad hoc construits pour le besoin de la démonstration. En effet, pour mesurer la « fragilité sociale », Christophe Guilluy retient huit indicateurs, dont trois sont des indicateurs de composition sociale (part des ouvriers, part des ouvriers-employés et tendance d’évolution de cette part). Les autres sont des indicateurs de revenu ou de types d’emploi. Or une commune est réputée « fragile » dès que la population qui la compose est au-dessus de la moyenne nationale pour au moins trois parmi les huit indicateurs retenus. Ainsi construit, le score composite de « fragilité sociale » a toutes les chances de capter essentiellement une surreprésentation des classes populaires. Peut-il avoir un autre sens que de distinguer les territoires à dominante populaire ? On peut en douter au vu des chiffres mêmes de l’auteur : 70% des communes françaises, regroupant 64% de la population, sont des communes « fragiles ». Voilà une définition de la « fragilité sociale » qui est décidément bien extensive ! En réalité cet indicateur ne sert pas à grand-chose tant il est flou et regroupe des populations qui – au-delà d’une large appartenance de classe commune (les employés-ouvriers) – est extrêmement hétérogènes sous d’autres rapports.

La deuxième raison est que les assertions de Christophe Guilluy sont démenties sur bien des points par des travaux sérieux. Prenons deux exemples, proches des thèmes évoqués par Christophe Guilluy, sur lesquels des travaux de ce type ont été publiés : l’évolution du volume et de la composition de la population des zones à faible densité de population d’une part, la dynamique des écarts de revenu sur le territoire d’autre part. 

Sur le premier point, un géographe, Pierre Pistre, publie un papier (Economie et Statistique, n° 483-484, 2016) qui montre que depuis les années 1970, l’espace peu dense du territoire français a vu sa population continuer de croître à un rythme souvent plus soutenu que l’espace dense des grandes aires urbaines. Cette croissance s’est effectuée grâce à des soldes migratoires de plus en plus positifs. Autrement dit, ces zones supposées délaissées ont attiré de nouvelles populations. Les zones périurbaines ont attiré davantage de classes moyennes, les petites et moyennes aires urbaines ont vu affluer des retraités, les communes isolées ont reçu l’apport d’une grande diversité d’actifs, ouvriers et employés, professions intermédiaires, mais aussi cadres. Cette évolution d’ensemble ne signifie pas bien sûr que certaines villes petites ou moyennes ou certaines zones rurales du territoire ne puissent pas péricliter, mais ce n’est  pas du tout la tendance d’ensemble sur l’espace peu dense du territoire qui ressort du travail de Pierre Pistre.

Sur le deuxième point, l’étude de Luc Behaghel (Economie et Statistique, n°415-416, 2008) montre que, hors Ile-de-France, les écarts de revenu se résorbent systématiquement entre les pôles urbains d’une part, les espaces périurbains et ruraux d’autre part. L’explication de ce resserrement tient à la convergence progressive de la composition socio-professionnelle de ces différents espaces : régression de la part des agriculteurs dans l’espace rural et périurbain, croissance plus rapide des professions intermédiaires dans ces mêmes espaces et des cadres dans l’espace périurbain. Par ailleurs, les statuts d’emploi associés à la composition des ménages évoluent défavorablement dans les pôles urbains par rapport aux autres zones : notamment à cause de la forte croissance des femmes isolées au chômage en zone urbaine. C’est ce qui explique en partie d’ailleurs que la pauvreté se concentre dans les villes-centres des grands pôles urbains, comme l’a monté une autre publication de l’Insee (Insee première, n° 1552, juin 2015).

À ce sujet, Christophe Guilluy s’étend longuement sur une polémique qui l’a opposé au journal Le Monde, qui, avec quelques raisons, mettait en doute sa thèse à la suite de cette publication. Au terme d’une défense alambiquée, il conclut à une manipulation idéologique dont il est intéressant de résumer l’argument : cette manipulation consisterait à orienter les politiques publiques vers des populations et des territoires (entendez les banlieues et les immigrés) ce qui serait le prélude au « démantèlement de l’État providence ». Cette « stratégie de classe » provoque le ressentiment des classes populaires, alors stigmatisées et accusées de racisme.

Ce passage, comme beaucoup d’autres dans le livre, flirte avec l’idée que les classes populaires ont toute légitimité à se révolter contre les supposés privilèges accordés aux populations immigrées et aux banlieues. On n’est pas très éloigné de la thématique de la préférence nationale du Front National. L’auteur se garde bien d’être explicite sur ce point mais l’ensemble du livre est parcouru par l’idée que la France d’en bas a été abandonnée au profit des immigrés. Cette idée est évidemment absurde, les immigrés ne jouissent d’aucun privilège dans la société française : ils sont plus touchés par le chômage, lorsqu’ils ont un emploi il s’agit d’emplois parmi les moins prestigieux et les moins bien rémunérés, les jeunes d’origine immigrée souffrent de discriminations à l’embauche, et les immigrés dans leur ensemble rapportent plus à l’État social qu’ils ne lui en coûtent.

Le vice fondamental de l’ouvrage de Christophe Guilluy est de chercher à justifier à tout prix, au besoin au mépris des faits, l’idée d’un complot des élites contre le peuple. Cette idée existe certainement dans une partie de la population, certains membres des élites eux-mêmes la propagent à des fins politiques. Elle est dangereuse car elle mine la démocratie. Le fait qu’une partie du peuple y adhère ne suffit pas à la rendre légitime. L’ouvrage de Christophe Guilluy n’y parvient pas non plus.