Ce que la gauche francaise peut retenir du New Labour edit

11 septembre 2006

Tony Blair chancelle. Avant un an, il aura quitté le pouvoir, et les derniers sondages placent les travaillistes derrière l'opposition conservatrice. Dans ces conditions, quelles leçons la gauche française pourrait-elle tirer des politiques menées par son gouvernement ? Et bien, il y en a beaucoup. Sous Tony Blair, la gauche a gagné trois élections successives. Elle est restée plus longtemps au pouvoir qu'aucune de ses homologues européennes, à l'exception des Suédois. Blair semble devoir achever son mandat avec une popularité en berne, mais à moins que le parti ne s'abandonne à ses dissensions internes, il pourrait très bien remporter à nouveau les élections avec un nouveau chef.

Permettez-moi en premier lieu de faire justice d’une vieille accusation selon laquelle le New Labour serait en fait un parti de droite. Depuis l’arrivée de Blair en 1997, la part des prélèvements obligatoires dans le PIB est passée de 38 % à plus de 41 %, un chiffre désormais dans la moyenne de l'Union Européenne. Le gouvernement travailliste n’a pas été celui de l'expansion indéfinie des marchés. Il a réalisé des investissements sans précédent dans les services publics, en particulier dans l'éducation et la santé. Il a mené une lutte constante contre le chômage et la pauvreté. Un salaire minimal a été créé, puis porté à un niveau correct. Les syndicats ont été de nouveau reconnus. On a donné de nouveaux droits aux couples homosexuels.

Ce n’est pas là une politique de droite. Mais sur bien des sujets, le parti travailliste a rompu avec la gauche de papa. Ce fut la clé de son succès, et les gauches européennes peuvent tirer profit de cette expérience. On peut identifier ici cinq principes fondamentaux.

1. La primauté donnée à l'économie et à la création d'emplois. Avant Blair, pratiquement toutes les expériences de gouvernements travaillistes s’étaient achevées en crise économique. Aujourd’hui, on sait que sans une économie forte, aucune justice sociale n'est possible. Relancer la croissance était donc capital, et pour ce faire un élément essentiel fut la réforme du marché du travail. Une forte division du marché du travail, comme c’est le cas en France, ne crée ni prospérité économique, ni justice sociale. Les insiders et autres salariés protégés s’en trouvent bien, mais la précarité et l’insécurité sont reportées sur les outsiders : jeunes, travailleurs peu qualifiés, minorités ethniques. Loin de cette combinaison d’inefficacité économique et d’injustice sociale, les politiques d’activation du marché du travail menées depuis 1997 au Royaume-Uni ont été un succès, avec 75 % de la population active au travail, contre 63 % en France. Le chômage des jeunes est pratiquement inexistant et le taux de chômage à long terme est très bas.

2. Le choix politique du centre. Nous ne vivons plus dans une société où le simple soutien d’une classe peut suffire au succès politique. Si les ouvriers n’ont pas disparu, la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle était : la production manufacturière n’occupe plus que 12 % de la population active. La moyenne de l’UE n’est plus que de 15 %. L'économie du savoir et des services est une réalité. Les partis de centre gauche doivent ainsi s’adresser à des groupes sociaux plus variés que par le passé. Cet ancrage au centre n’a rien d’un virage conservateur : il s’agit au contraire de déplacer le centre vers la gauche. Je dirais qu’au Royaume-Uni ce but a été accompli. Nous nous sommes rapprochés des sociétés sociale-démocrates. Les conservateurs eux-mêmes, pour se refaire une santé électorale, ont dû faire leurs une partie des objectifs et des politiques du parti travailliste.

3. Dans la recherche de la justice sociale, se concentrer sur les pauvres plutôt que sur les riches. La pauvreté des enfants doit faire en particulier l’objet d’efforts soutenus, puisque c'est la forme la plus pernicieuse de la pauvreté. Les riches ne représentent qu’une faible proportion de la population : à peine 1 %. Beaucoup de ceux qui gagnent beaucoup d'argent créent ainsi de la richesse pour une plus large communauté : une économie moderne ne peut se passer de ses entrepreneurs. Il faut certes les encourager à se conduire de façon responsable, à payer leurs impôts, éventuellement se livrer à des activités philanthropiques et surtout à diriger leurs entreprises dans le respect du droit. Mais même une redistribution très substantielle de leur richesse, en supposant qu’elle soit économiquement neutre, bénéficierait peu aux pauvres. Le véritable enjeu, si l’on veut s’attaquer à la pauvreté, est une redistribution des chances et des possibles. Entre 1997 et 2005, plus de deux millions de Britanniques ont quitté la pauvreté, et parmi eux 800 000 enfants. Le gouvernement a certes manqué son objectif qui était de 1 million d'enfants, mais ses réalisations sont pourtant considérables.

4. N’investir dans les services publics qu’à condition de les réformer, et ce d’une façon radicale. Leur efficacité est cruciale, et les droits et recours des usagers doivent être mieux pris en considération. Le monopole d’Etat n'est pas toujours, loin s’en faut, le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs. Le secteur public, ses entreprises comme ses salariés, ne représentent pas nécessairement l'intérêt public. Les institutions d'État sont souvent bureaucratiques, peu réceptives aux besoins des citoyens, dominées le cas échéant par les intérêts des producteurs. Une délégation à des associations ou à des entreprises, si elle est bien maîtrisée, peut être plus efficace que le contrôle direct par l'Etat. Nous devons décider dans tous les cas quelle combinaison crée le meilleur service. Il est gratuit et faux d’opposer comme le font tant de critiques les services « publics » (étatiques) et « privés ». La question n’est pas le statut du fournisseur, mais ce qui dans un contexte donné sert le mieux les intérêts publics.

5. Autre leçon, parfois difficile à apprendre pour les partis les plus à gauche : ne pas abandonner de questions à la droite. Il est de loin préférable de leur trouver des solutions de gauche. Pendant longtemps, la gauche a traité des questions de criminalité, d’ordre social, de migrations et d'identité culturelle en leur trouvant des justifications au lieu de leur chercher des solutions ; comme si les inquiétudes des citoyens ordinaires étaient complètement hors de propos. La formule Tough on crime, tough on the causes of crime n’est pas un slogan populiste, elle offre la base d’une politique cohérente. On sait en effet que la criminalité est étroitement corrélée aux inégalités : quand les inégalités reculent, elle recule elle aussi. On sait aussi que les moins favorisés sont surreprésentés parmi les victimes. Alors, si Blair a été critiqué pour saper les libertés individuelles, ne faut-il pas distinguer les libertés formelles des libertés essentielles ? Une personne est-elle libre si elle a peur de marcher dans le parc, de sortir la nuit, ou si elle est condamnée à subir le chahut des voisins ? Il n’est pas insensé de restreindre les libertés formelles de quelques-uns pour garantir les libertés réelles de la majorité.

C'est l'engagement de Blair sur ces différentes questions, plus que ses qualités personnelles pour les traiter, qui ont permis au parti travailliste de remporter trois élections successives. Voilà bientôt dix ans que j’entends les gauches européennes critiquer le New Labour ; mais si elles ont des propositions alternatives, qu’on me le dise, car je ne les vois pas. Augmenter les impôts, faire comme si la mondialisation n'existait pas, ne pas toucher au secteur public et conserver un cadre traditionnel de libertés individuelles, voilà qui les résume assez bien. Mais ce n'est pas une alternative, c’est du conservatisme ; et ce n’est pas avec ça que l’on gagne les élections.