Taxer la bande passante: vrai problème, mauvaise solution edit

3 juillet 2015

La capacité des géants du Net (Google, Amazon, Facebook, Apple) à s'affranchir des règles fiscales n'est plus à démontrer. Si ces pratiques ne sont pas l'apanage des sociétés du Web, elles semblent grandement facilitées dans le secteur du numérique. À tel point qu’en 2013, l’OCDE s’est saisi de cette question (rapport BEPS, Base Erosion and Profit Shifting) et a dédié un plan d’action spécifique à l’économie numérique en 2014. En cause, la dématérialisation des services proposés aux consommateurs. Celle-ci permet de dissocier plus aisément les lieux de consommation/vente et d'imposition : la consommation a lieu dans le pays A, mais les règles fiscales du pays B s’appliquent. Les conséquences sont assez simples bien que difficilement mesurables : érosion des bases fiscales (de l’impôt sur les sociétés et de la TVA en particulier) et difficulté pour les États à financer des biens publics par ailleurs nécessaires. Pour y remédier, à défaut de taxer les revenus, peut-on taxer la bande passante? La proposition est tentante et a été récemment remise en avant par la ministre de la Culture Fleur Pellerin et ressurgit régulièrement dans le débat public.

Proposition tentante, car la « bande passante » – ou plutôt ici la quantité d'octets transitant sur un réseau, ici le réseau Internet – est un facteur de production comme un autre. Si, par exemple, le facteur travail fait l'objet de diverses taxes et cotisations, pourquoi la bande passante en serait-elle exonérée ? D’autres arguments positifs pourraient être avancés. Par exemple, des effets positifs en terme de localisation (ou relocalisation) de ces activités pourraient être attendus.

Néanmoins, ces arguments semblent, à eux seuls, insuffisants pour justifier d’une telle mesure. Trois contre-arguments de poids s'y opposent.

Le premier est de nature économique. Il semblerait ainsi que taxer la bande passante soit considéré comme un substitut à une taxation du résultat sur lequel porte l’IS. Il faudrait donc faire l'hypothèse d'une relation forte entre le montant du résultat d'une entreprise du web et celui de la bande passante utilisée par cette entreprise. Rien n'est moins sûr. Considérons les cas de deux entreprises telles que Twitter ou Youtube. A l’heure actuelle, la part de données textuelles échangées sur Twitter est dominante tandis que c’est la part de données vidéo qui domine sur Youtube. Supposons pour l’exemple que les deux entreprises réalisent des niveaux  chiffres d’affaires et d’IS identiques. Le texte pesant moins que la vidéo, la mesure serait donc plus pénalisante pour Youtube. Dans un tout autre domaine (économie de l’environnement), on peut être amené à préférer la taxation d’un facteur de production lorsque ce facteur engendre des externalités négatives (pollution) afin de dissuader de l’usage de ce facteur. Ce n’est pas réellement le cas ici. Certains offreurs pourraient donc être davantage affectés sans que cette distorsion puisse être clairement justifiée. Plus généralement, parce qu’elles mobilisent davantage de bande passante, ce seraient a priori les entreprises dont les modèle d'affaires est basé sur l'audience qui pourraient ainsi être davantage affectés. Cela semble assez dommageable pour l’ensemble du secteur sachant que ces modèles d’affaires sont très présents dans l’économie numérique.

Le second est d'ordre juridique. La mesure telle qu'elle a été présentée semble assez complexe : dans le montage initialement évoqué, le montant de la taxe portant sur la bande passante pourrait être déduit de l’IS et ne concernerait que les entreprises au-delà d'un certain seuil. Ceci créerait deux sources d'iniquité : entre grandes et petites entreprise d'une part, entre entreprises domiciliées en France et à l'étranger d'autre part. Cela poserait donc un problème d'équité fiscale au niveau français (égalité devant l'impôt) mais éventuellement européen (principe du marché unique).

Le troisième relève de la technique. Qui serait en charge de la mesure de la bande passante utilisée ? Éliminons d'emblée le principe d'une auto-déclaration par les acteurs eux-mêmes. Le caractère décentralisé du réseau internet rend délicate la possibilité d'une telle mesure. Faudrait-il s'en tenir à des mesures d'audience effectuées par d'autres acteurs publics ou privés ? Selon quelle méthodologie ? Quand bien même, comment se prémunir contre d'éventuelles stratégies de contournement de la part des acteurs en place ? Dans un autre contexte, la mise en place de l'Hadopi a révélé la difficulté à contrôler des dispositifs techniques multiples et évoluant très rapidement.

Ajoutons un quatrième argument, dont la portée est plus difficilement mesurable. À l'heure où la France célèbre la French Tech et ses start-ups, que l’on se félicite de la place de la France dans les grands salons mondiaux (CES Las Vegas), une dynamique se met actuellement en place. Dès lors, le signal envoyé aux acteurs de ces éco-systèmes ne risque-t-il pas d'être contre-productif?