Il n’y a pas de «génération sacrifiée» edit

16 mars 2017

Une récente publication de l’INSEE (due à Hyppolyte d’Albis et Ikpidi Badji, dans Economie et Statistique, téléchargeable en ligne) met à bas l’idée tant de fois entendue qu’il y a en France une ou des « générations sacrifiées » parmi celles qui ont suivi la génération centrale du baby-boom. L’étude de d’Albis et Badji, qui se fonde sur différentes éditions de l’enquête Budget de famille, étudie l’évolution du niveau de vie de l’ensemble des cohortes nées entre 1901 et 1979.

Le constat de l’étude est clair : aucune génération née entre ces deux dates n’a connu un niveau de vie inférieur à l’une de celles qui les ont précédées. Cela ne signifie pas que toutes ont connu un accroissement régulier et continu de leur niveau de vie. Les auteurs distinguent trois phases. Une première phase concerne les cohortes nées jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, qui ont connu une croissance régulière de leur niveau de vie. Une seconde phase concerne les baby-boomers jusqu’aux générations nées dans les années 1960 : leur niveau de vie est supérieur à celui des cohortes d’avant-guerre, mais ne progresse plus. Enfin une dernière phase concerne les cohortes les plus jeunes qui ont vu leur niveau de vie croître à nouveau. Les auteurs notent par exemple que la consommation de la génération née en 1976 représente 119,5% de celle née en 1946[1]. Précisons que les auteurs utilisent une modélisation permettant bien sûr de distinguer, problème classique des études de cohortes, effets d’âge, effets de génération et effets de période.

Le tableau d’ensemble qui se dégage est celui d’une progression du niveau de vie, de génération en génération, même si certaines voient à certains moments cette progression se ralentir. On ne distingue pas non plus, parmi les cohortes étudiées, l’une d’entre elles qui serait particulièrement favorisée par rapport aux autres. Ainsi, une autre idée reçue est démentie : les baby-boomers n’ont pas été significativement avantagés par rapport aux générations suivantes.

L’explication de ce trend générationnel relativement régulier est assez simple : il est le résultat de la croissance de l’économie qui a permis au niveau de vie et au niveau de consommation de l’ensemble de la population de progresser de manière considérable durant la période étudiée. Une tendance psychologique assez naturelle, peut-être plus répandue en France, conduit à repeindre le passé en rose. C’est peut-être vrai sous certains aspects, mais c’est totalement faux sur le plan matériel. Sur le plan de leur équipement, de leurs revenus, de leur consommation courante, les Français vivent, en moyenne, beaucoup mieux aujourd’hui qu’hier. Le pessimisme général qui a gagné la société française conduit bien souvent à occulter ce fait d’évidence, y compris dans les médias « bien informés ». Cela ne veut pas dire bien sûr que tous les Français ont profité également de cet accroissement de richesse. Mais ces inégalités ne sont pas creusées en tout cas entre les générations. Comme le notent les auteurs de l’article il aurait fallu un effet redistributif très puissant en faveur d’une génération et au détriment d’une autre pour contrebalancer ce mouvement de croissance générale des revenus. D’autant qu’une génération, par définition, est un reflet de l’ensemble des strates de la société, et est composée à chaque génération nouvelle d’environ 800 000 membres.

Il reste évidemment à comprendre comment il peut se faire que les idées assez largement fausses de la « génération sacrifiée » et du déclassement aient pu connaître un tel succès dans l’opinion. J’avais déjà abordé ce point dans un article précédent de Telos centré sur les indicateurs d’inégalité en suggérant que l’individualisation des inégalités avait instillé l’idée que plus personne n’était à l’abri d’un déclassement brutal. Dans une certaine mesure l’insécurité a pris la place de l’inégalité.

Mais il y a peut-être un trait spécifique de la société française qui renforce ce sentiment d’insécurité économique. Eric Maurin l’avait brillamment montré dans un petit livre sur La Peur du déclassement. Son argument était que la France est une société « à statut » qui génère une double angoisse : celle, pour ceux, les plus nombreux, qui bénéficient d’un statut protecteur, de le perdre ; et celle, pour ceux, les jeunes, les immigrés, les non diplômés, qui n’en bénéficient pas, de ne jamais parvenir à l’obtenir. Cette double angoisse fige la société et génère des réflexes conservateurs qui bloquent les réformes.

En réalité, en France la véritable inégalité entre générations ne réside pas dans le partage du revenu mais dans l’accès au marché du travail. Mais sur ce plan, les membres des nouvelles générations ne luttent pas à armes égales : certains, les plus nombreux, s’en sortent même s’ils doivent patienter (tout en étant souvent aidés par leurs parents) et d’autres – les plus faibles, les plus pauvres, les moins diplômés – sont aspirées dans la trappe à chômage. Ce tri social ne concerne peut-être plus principalement la classe ouvrière, mais une frange de la population jeune, prolétarisée, en rupture scolaire, souvent d’origine étrangère. C’est là que se trouvent les racines les plus profondes de l’inégalité contemporaine que des débats en partie artificiels sur la lutte des générations contribuent à occulter.

 

[1] Les auteurs étudient l’évolution de deux variables : le revenu disponible des ménages et la consommation privée des ménages, toutes deux déflatée à l’aide de l’indice des prix à la consommation