Ouishare, laboratoire pour un autre monde edit

25 mai 2016

Si vous avez aimé Demain, le documentaire de Cyril Dion et Mélanie Laurent sur les villes intelligentes, vous auriez adoré le Fest de Ouishare. Pour la quatrième fois, cette manifestation dédiée à l’économie collaborative s’est tenue au Cabaret sauvage à la Villette du 18 au 22 mai. 5000 visiteurs venus du monde entier s’y sont pressés. Ces Rencontres hissent le projet du « vivre autrement » sous l’égide des valeurs écologiques, de la démocratie directe réhabilitée et du contournement, voire de l’éradication, des logiques capitalistes les plus aliénantes : After The Gold Rush (titre de la manifestation, tiré d’un album de Neil Young de 1970), après la ruée vers l’or, comment reconstruit-on la société ?

Pourquoi s’intéresser au Ouishare Fest ? Parce que les activités collaboratives – économiques, culturelles, politiques – qui jaillissent de toutes parts, impulsées par les jeunes générations, sont ici mises en lumière, expliquées, passées au crible, discutées. En un mot, si l’on veut comprendre comment se dessine le futur des modes de vie et des modes du travail, si l’on veut saisir comment se réinvente l’exercice démocratique, c’est dans cette direction qu’il faut axer sa curiosité.

Loin de spéculations idéologiques sur une (radieuse) projection de l’avenir, sont en jeu ici des retours d’expérience à partir d’exemples concrets, en exercice ou en gestation, dans la consommation, les pratiques culturelles et d’éducation, les outils pour la finance (la blockchain, le crowdfunding, les cagnottes en ligne), les modalités pour se déplacer et voyager. L’empirisme, c’est la force de ces Rencontres. Cette année, le phare s’est braqué sur l’organisation du travail : les nouvelles cultures managériales (« où chaque membre de l’équipe devient un leader et où les collègues vous dopent en énergie », « comment transformer la négociation en collaboration »), les écosystèmes d’entreprises et d’échanges de data, les espaces de travail. Par exemple, une session concernait les conditions pour créer du bonheur au travail (Ready to work in the Post-Industrial Era ?). Tim Leberecht, directeur du marketing dans une firme d’architecture, auteur d’un livre intitulé The Business Romantic, signalait que cet objectif doit être comptabilisé dans les performances économiques de celle-ci (applaudissements de la salle). La mise en avant du travail indépendant, la fin du lien de subordination, est un des credos de Ouishare : comment sortir du salariat, penser travail et non plus emploi – ce qui renvoie inéluctablement à la question des parcours professionnels et de la protection sociale, à l’installation du compte personnel d’activité (un dispositif brumeux pour le moment), et aux interrogations sur le revenu universel.

Autre point-phare : l’aménagement des villes. Un des débats portait sur l’avantage que ces dernières ont à tirer de la mise en place de services collaboratifs comme Airbnb. Alors que Berlin vient d’interdire la présence de la firme californienne, Barcelone, représentée par Mayo Fuster Morell, qui pilote un groupe d’experts sur ce sujet pour le Conseil municipal de la ville, joue allègrement la négociation avec ce site d’hébergement, et l’incite à proposer d’autres services autour de lui. Simultanément, sont exposées les formules qui ont été expérimentées en faveur de la participation des habitants dans les choix d’aménagement.

En clôture est intervenu un des « guides suprêmes » de l’odyssée du Net, Ochaï Benkler, le théoricien de La Richesse des réseaux – il adapte la théorie du libéralisme à l’ère du numérique et parie sur le fait que des affiliations souples, hors marché, peuvent jouer un rôle central dans l’économie politique. En quinze minutes top chrono, il a exhorté le public à la résilience face à la constitution de hiérarchies, à la propriété du capital, et à l’obsession des marges financières. Comment créer de la valeur sociale en même temps que des valeurs d’usages, comment élaborer du bien commun : sous toutes les latitudes, cet objectif est posé par la jeunesse engagée dans le collaboratif.

Ouishare opère comme un laboratoire pour des formes de technocivisme : smart cities, maîtrise de l’empreinte carbone, bio en étoile, égalité et convivialité comme finalités – via des firmes, des startups, des associations ou des coopératives. Les potentialités en termes d’innovation et de coopérations individuelles sont immenses si l’on regarde la floraison d’initiatives qui se sont développées en quelques années dans ces domaines et si l’on considère le nombre abondant de lieux alternatifs, pour le travail, ou des activités culturelles, qui se sont ouverts dans les centres urbains français. Chez les nouvelles générations investies dans l’innovation, une petite fraction seulement est vraiment attachée à la carrière et au pouvoir, la plupart de leurs membres souhaitent en priorité s’investir dans un travail qui ait du sens. L’essor des métiers créatifs ou artisanaux en est la preuve. D’un autre côté, l’économie collaborative est un tremplin pour les métamorphoses du capitalisme, axées sur le principe moteur de l’utilisation/exploitation du capital existant. Les formes en sont très diverses, parfois elles se greffent sur des secteurs anciens, dans celui de l’automobile par exemple, mais le plus souvent elles sont issues d’initiatives entrepreneuriales originales. Les conditions sont donc réunies pour que coexiste une large palette d’expériences collaboratives, de la plus spéculative à la plus généreuse.

De même, toutes les conditions sont là pour que prospère un mouvement culturel complexe, voire embrouillé, qui construit des passerelles entre les univers économiques, la recherche en sciences humaines et managériales, et les expériences d’avancée démocratique : un cocktail qui fait se confronter des forces contraires. À Ouishare, on critique les excès de l’économie de marché, souvent avec une verve radicale, et, simultanément, on collabore avec des entités entrepreneuriales de diverses natures, y compris les plus chimiquement pures capitalistiques. Ici, les acteurs des grandes sociétés collaboratives (Airbnb, Blablacar) ou des institutions financières comme la Caisse des Dépôts sont présents aux côtés d’une nuée de startups et de travailleurs indépendants. D’ailleurs, les groupes Accor, Castorama et BlaBlacar, entre autres, sponsorisent le Fest.

Ouishare, certes, s’inscrit dans un contexte élitiste. Dans les intervenants et dans le public, on repère une bonne proportion de diplômés de grandes écoles de commerce ou d’écoles d’ingénieurs, des virtuoses du code, des designers, des urbanistes, des doctorants financés par des entreprises, des chercheurs, des intellectuels de la Net attitude et des responsables politiques. La manifestation, certes, draine beaucoup d’idéologues et de technologues, et parfois on a l’impression de se trouver au milieu « d’illuminés » de l’utopie Internet, nourris à la sève californienne des seventies – alors que cette assemblée accueille surtout des trentenaires. Ces acteurs sont passionnés par l’innovation sociale et technologique, et souvent, loin d’effectuer des carrières dans les grandes entreprises, ont opté pour une certaine précarité pour s’engager dans des activités qui donnent du sens à leur travail. Ici, la précarité se présente comme une modalité choisie.

Le Ouishare Fest, au premier abord, semble très éloigné de Nuit debout. Alors que Nuit debout, qui fonctionne en agora, apparaît comme un lieu d’expression subjective d’individus en désarroi, et notamment de travailleurs précaires (ou futurs précaires) qui n’ont pas choisi cette situation, (« Nous méritons mieux que ça »), Ouishare est tourné vers l’expérimentation à des fins collectives. Alors qu’en coulisses de Nuit debout s’agitent les tenants d’une grève générale et d’une Prise du Palais d’hiver (version XXIe siècle) avec Frédéric Lordon et la mouvance de Fakir, Ouishare se polarise sur de l’entrepreneuriat réinventé et sur les collaborations directes entre acteurs sociaux. Jamais au cours des trois jours de débats au Cabaret sauvage, des mots comme socialisme, révolution ou convergence des luttes n’ont été prononcés. Pourtant sur certains aspects, les deux mouvements nouent des affinités : indignation contre les inégalités, articulation de l’action politico-culturelle et du réseautage numérique, aspirations en faveur du collaboratif et d’une qualité de la vie, réflexion sur la valeur travail, affirmation du pouvoir citoyen face à des dirigeants politiques discrédités. La rupture concerne les moyens et la perspective intellectuelle. Nuit debout parle le langage de la lutte des classes et de son attirail classique (luttes, défilées, et parfois violences). Ouishare parle le langage de l’inventivité sociale dans la sphère économique et politique, une vision inspirée des hackers, celle du faire, du bidouillage et de l’expérimentation. Une utopie et un imaginaire politiques totalement nouveaux, adaptés à l’ère numérique post-industrielle.