Les inégalités de genre au cœur de la famille edit

17 novembre 2015

Même si beaucoup de progrès ont été accomplis depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les femmes, on le sait, ne sont pas parvenues à une position d’égalité avec les hommes en matière économique et sociale. Les écarts, par exemple en matière de rémunérations, restent importants. Pourtant les femmes ne ressentent pas beaucoup plus fortement que les hommes ces injustices professionnelles. En revanche, elles les ressentent fortement en matière familiale. Il y a là une sorte d’énigme sociologique que nous voudrions tenter d’éclaircir.

Une des manifestations les plus claires du maintien de certaines disparités est l’écart persistant de salaire entre les hommes et les femmes. Une étude de la DARES montrait ainsi qu’en 2009 la rémunération annuelle moyenne des femmes restait inférieure de 24% à celle des hommes, et de 14% si l’on se base sur le salaire horaire (pour tenir compte du fait que les femmes travaillent souvent à temps partiel). Cependant, si l’on prend en compte un certain nombre d’autres caractéristiques des salariés qui peuvent expliquer ces différences (catégorie socio-professionnelle, niveau de diplôme, ancienneté…), pour tenter d’approcher de ce qui serait le résultat d’une pure « discrimination », la différence n’est plus que de 9%. Les auteurs de l’étude reconnaissent d’ailleurs honnêtement que ce qui reste inexpliqué ne relève forcément totalement de pratiques discriminatoires. Il y a des « effets individuels » qui ne sont pas pris en compte par les variables assez grossières introduites dans la modélisation (les caractéristiques précises du poste, le niveau de responsabilité etc..). Il reste néanmoins indéniable que les femmes restent défavorisées sur le marché du travail, en termes de salaire on vient de le voir, mais aussi en termes d’accès aux postes ou aux fonctions d’encadrement (9% des femmes exercent des fonctions d’encadrement contre 14% des hommes).

Pourtant, malgré ces inégalités effectives qu’elles subissent, les femmes ne ressentent pas plus que les hommes les injustices dans la vie de travail. C’est ce que montre une enquête sur la perception des inégalités et des injustices. Par exemple, lorsqu’on leur demande dans quelles circonstances et dans quels domaines elles ont pu avoir le sentiment d’avoir été traitées de manière injuste, les femmes ne citent pas plus que les hommes (et même un peu moins) leur rémunération ou la vie au travail (dans les deux cas 22% contre 23%).

Plus étonnant encore, une question sur les discriminations ressenties (formulée ainsi : « avoir le sentiment d’avoir été traité de manière injuste à cause d’une caractéristique personnelle ») montre que seule une petite minorité de femmes (7%) citent le « sexe » comme un motif de discrimination subie. Certes  il n’y a presque aucun homme qui cite ce motif (moins de 1%) et l’écart relatif entre les sexes est donc important, mais le faible nombre de femmes qui l’évoque paraît néanmoins surprenant.

Une partie de la solution du mystère réside peut-être dans le fait que l’injustice ressentie en matière de rémunération est très variable en fonction de la catégorie socioprofessionnelle et presque uniquement concentrées dans certaines d’entre elles. Les femmes cadres et professions libérales y sont globalement plus de deux fois plus sensibles que les hommes cadres, alors que les femmes ouvrières et professions intermédiaires y sont moins sensibles que leurs congénères masculins.

Ce résultat est en réalité logique car l’étude de la Dares déjà citée montre que les cadres sont la catégorie socioprofessionnelle au sein de laquelle les disparités salariales entre hommes et femmes sont les plus importantes. Elles le sont également entre hommes et femmes parmi les salariés les plus diplômés. Mais le résultat le  plus frappant est le suivant : l’écart de rémunération entre hommes et femmes est très fort parmi les salariés du décile de salaire horaire le plus élevé (les 10% les mieux payés) alors qu’il est pour ainsi dire nul dans les neuf premiers déciles. Autrement dit, les inégalités de salaires entre hommes et femmes se concentrent et sont  presque uniquement contenues dans le haut de la distribution des salaires.

Ce résultat peut être mis en rapport avec les travaux de Claudia Goldin qui met en avant une explication qu’elle juge essentielle dans les discriminations hommes/femmes : le fait que les entreprises récompensent une forme extrême d’assiduité au travail qui est surtout exigée dans les emplois très qualifiés et compétitifs (les avocats des grands cabinets par exemple). Selon elle, c’est pour ce type d’activité que les différences entre genres sont les plus grandes. Cela peut s’expliquer par le fait que les femmes, si désireuses de travailler et de réussir qu’elles soient, cherchent à concilier autant que possible, et plus que les hommes, leur vie professionnelle avec les exigences de leur vie personnelle et familiale. Cela peut les conduire à faire des compromis en matière de temps de travail et de responsabilités, moins favorables à leur réussite professionnelle et financière. Ces compromis sont peut-être moins pénalisants professionnellement dans des métiers moins exigeants en matière d’engagement professionnel et des secteurs où ces compromis sont institutionnellement organisés et régulés.

Dans les métiers à forte tension en matière d’horaires et de responsabilités, les femmes ressentent sans doute particulièrement les difficultés à pleinement réussir sur les deux plans de leur vie professionnelle et de leur vie personnelle. On sait que si l’idéal de l’égalité entre les sexes s’est imposé dans les valeurs et est partagé autant par les hommes que par les femmes, il peine à s’imposer pleinement dans la vie quotidienne (comme le montrent les enquêtes sur les emplois du temps de l’Insee sur le partage des tâches domestiques). Par ailleurs l’idéal-type qui est valorisé, autant par les hommes que par les femmes, est celui de la conciliation vie de travail –vie personnelle, mais cette ambition est plus difficile à satisfaire pour les femmes occupant ces emplois très concurrentiels.

Un autre résultat très différent de l’enquête Dynegal, mais tout aussi surprenant, est la prédominance chez les femmes du sentiment d’injustice ou de discrimination lié à la famille. C’est dans ce domaine familial que les différences entre hommes et femmes sont les plus nettes (beaucoup plus que dans le domaine professionnel). Les femmes sont ainsi deux fois plus nombreuses que les hommes à évoquer les relations familiales (avec les ascendants, les frères ou les sœurs) comme motif d’injustices ressenties. Une interprétation possible serait que les femmes ont conscience que le cœur des inégalités de genre se situe dans la socialisation familiale. Vient peut-être à l’appui de cette interprétation le résultat suivant : ce sont surtout les femmes n’ayant jamais travaillé qui en font état (19% contre 8% des hommes inactifs, même si  la  différence est également significative chez les actifs). Deux interprétations sont possibles. La première est que, ne travaillant pas, les femmes inactives reportent toute leur insatisfaction sur la sphère domestique (mais alors pourquoi les hommes ne font-ils pas de même ?). La seconde est que les femmes inactives en veulent à leurs parents (et peut-être à leurs frères) d’avoir été éduquées de telle sorte qu’elles n’ont pu accéder à un emploi. Ces femmes auraient plus ou moins conscience d’une socialisation primaire différentielle qui aurait porté atteinte à leurs chances de réussite sociale.

Au fond, ces femmes seraient de bonnes sociologues : elles auraient compris, ou senti, que la racine de la reproduction des inégalités se trouve au cœur de la famille. C’est vrai en matière d’inégalités sociales en général, puisqu’on sait que ces inégalités se construisent très tôt dans l’enfance et que l’école a les plus grandes peines à les réduire. Mais c’est certainement vrai également en termes d’inégalités de genre. Les femmes le ressentent et c’est pourquoi elles citent beaucoup plus souvent que les hommes la famille comme un espace de discrimination ressentie.