Comprendre la sidération edit

4 janvier 2016

2015 aura été marquée par la vague d’attentats terroristes et la vague de sidération qui s’ensuivit en France. Incompréhension, indignation, courroux ont accompagné manifestations, prises de positions et décisions. Derrière une belle façade d’unité nationale des bagarres explicatives simplistes ont pu se dérouler sur toutes les scènes (du débat télévisé au dîner familial) tandis que se lézardait rapidement le sentiment d’une harmonie nationale retrouvée. Dans le dédale des explications et des réactions, différents camps campent sur leurs positions. Chacun étant certain de la véridicité de son analyse, généralement issue de ses convictions, discussions et expériences. Une voie originale consiste à passer par les sciences sociales rigoureuses.

Si la sociologie a été décriée, au plus haut niveau de l’État, pour verser dans la culture de l’excuse (c’est-à-dire dans l’explication principale par le social), une partie de la sociologie mérite cependant bien le détour. Et c’est bien de détour qu’il s’agit. Plutôt que d’entrer directement dans les tragiques événements récents, le sociologue Gérald Bronner passe par l’analyse d’un phénomène idéologique plus large que le terrorisme islamiste.

Bronner, spécialiste des questions de croyance, de crédulité et d’automatisme de notre cerveau, traite méthodiquement de ce qu’il baptise « la pensée extrême ». Dans un ouvrage paru en 2009, et opportunément réédité et actualisé, il étudie, avec toute la méticulosité et la prudence attendues d’un chercheur, un ensemble de pensées radicales (celles de la secte japonaise Aum, de la scientologie ou d’Al-Qaïda) qui aboutissent, comme le sous titre de son ouvrage en témoigne, à ce que « des hommes ordinaires deviennent des fanatiques ». Et c’est bien ce qu’il importe de comprendre pour saisir, certes avec effroi mais aussi de manière dépassionnée, ce qui s’est passé lors des attentats de 2015 et, surtout, dans les cerveaux de ceux qui les ont préparés et perpétrés.

Pas de neurobiologie ni d’économie comportementale ici, mais un retour à l’une des plus puissantes sources sociologiques : la tradition compréhensive. Dans la lignée de Max Weber mais aussi de Raymond Boudon, Gérald Bronner veut saisir les raisons qui conduisent à la radicalisation puis à l’explosion de violence. L’ambition est la compréhension, non pour justifier ni pour disculper, mais pour être capable d’expliquer, pour agir et même prévoir. Le renversement de perspective pourra sembler proprement sidérant quand on évoque très généralement la folie, l’irrationalité, la perversion du geste extrême, terroriste notamment. En effet, avec les mots de Bronner, les individus et groupes qu’ils composent, investis dans ces pensées extrêmes, sont loin d’être des monstres d’irrationalité, mais des êtres extrêmement logiques. Plutôt que d’invoquer une crise multiforme (sans que l’on sache bien de quoi il s’agit) ou des environnements sociaux défavorisés ou discriminés des individus étant passé à l’acte, le projet de Bronner vise à repérer certains invariants de la pensée (dont l’adhésion aux croyances) en les rapprochant de variables sociales.

Produisant un certain plaisir de lecture, grâce aux nombreux exemples, souvent savoureux, qu’il met en avant, Bronner nous fait pénétrer dans les histoires et, surtout, les raisonnements et cheminements intellectuels des complotistes et conspirationnistes de toute nature, des militants et adhérents des sectes et élucubrations les plus aberrantes comme les plus dangereuses. Le fanatisme islamiste tient une bonne place dans son propos, mais on y trouve aussi le sionisme messianique, des suicides collectifs retentissants et quelques pages bien senties sur l’art contemporain. Ce dernier, en effet, sous ses formes extrêmes peut aller jusqu’à des morts artistiques ou une scatologie sidérante que seuls pourraient décrypter quelques initiés. Au-delà des cas, l’analyse de Bronner cherche à saisir les ressorts de l’adhésion inconditionnelle à des idées mortifères. Ni déterminisme social, ni trouble psychiatrique ne sauraient valablement tout expliquer. Il faut, au contraire, traiter des raisons individuelles qui conduisent progressivement à devenir déraisonnable. La radicalisation n’est pas une « éclipse morale totale », mais une conversion.

Bronner, qui aime les petits tests de mathématique et de logique, apprécie aussi les métaphores. Celle, classique, de la grenouille ébouillantée est une bonne manière pour comprendre le caractère incrémental, progressif de la radicalisation. Quelle est l’image ? Une grenouille plongée immédiatement dans un bain bouillant s’en extrait en bondissant. En revanche, plongée dans un bain agréable mais dont la température augmente graduellement, elle finit morte ébouillantée. Et bien il en va de même, non pas systématiquement, mais dans bien des cas d’adhésion à des thèses que l’individu lambda, non confronté à ce bain idéologique (pour filer la métaphore) trouverait immédiatement insupportable mais dont il peut, peu à peu, s’accommoder. Et ce jusqu’à les trouver parfaitement valables et justifiées. La portée du propos va bien plus loin. Il ne s’agit pas uniquement de décrire des processus, mais bien de comprendre que les terroristes les plus sanguinaires ne sont, généralement, ni des fous désocialisés en dehors de la société (avant de commettre leurs actes) ni, forcément, des individus toujours socialisés dans un environnement favorable à de telles déviances. Il s’agit de personnalités ordinaires qui dégénèrent. Bien entendu, toutes ces personnalités plongées dans le même bain (toujours pour rappeler la grenouille), n’en viendront pas à la conversion radicale, à la pensée extrême. Le problème, note Bronner, se nourrit aussi de déracinement, de frustration, de désir de notoriété. La mauvaise nouvelle de son excellente analyse tient bien du fait que ce sont des individus ordinaires qui deviennent des fanatiques. Maxime Brunerie, ce militant d’extrême droite qui avait tenté d’assassiner Jacques Chirac, dont parle Bronner, n’a-t-il pas titré son ouvrage biographique Une vie ordinaire ?

L’ensemble constitue une lecture revigorante et inquiétante à la fois, revigorante sur l’utilité de la sociologie sérieuse, inquiétante quant aux progrès possibles de cette pensée extrême, notamment grâce aux gigantesques capacités de diffusion et d’attraction des réseaux sociaux. Car Bronner ajoute deux autres mauvaises nouvelles, avec son propos. Tout d’abord, cette pensée extrême se diffuse toujours plus largement, notamment par la puissance d’Internet où tout peut être dit, et où toute croyance sensationnellement peut être relayée et amplifiée, où tout recrutement pour les causes extrêmes est facilité par l’immédiateté et l’image. Les théories les plus folles et les plus dangereuses (les premières, au fond, n’ont pas d’importance si elles ne dérivent pas vers la deuxième catégorie), trouvent avec Internet, qui est avant tout un marché d’idées et d’idéologies, une formidable caisse de résonnance où tous les biais de la plus basique scientificité sont éludés. Biais de confirmation : l’apprenti fanatique ou le fanatisé choisira dans tout ce sur quoi il peut cliquer ce qui le confirme plutôt que ce qui peut l’amener à douter. Faiblesse des échantillons : les cas extraordinaires sont mis en avant comme lot commun. Confusion entre corrélation et causalité : les coïncidences, souvent exagérées par ailleurs, sont érigées en explication permettant aux complotistes de tout poil de dire combien ils l’ont toujours bien dit. Internet et les réseaux sociaux, en un mot, sont une mauvaise nouvelle, car ils ne conduisent pas à envisager une humanité plus sensée, mais, au contraire, plus déconnectée du marché de l’information scientifique. Avec donc des probabilités élevées de voir des candidats à la radicalisation, notamment djihadiste, plus nombreux ces prochaines années. Dernière mauvaise nouvelle rapportée par Bronner : si l’on a du mal à saisir comment on devient extrêmiste, on sait encore plus mal comment en faire revenir ceux qui ont basculé. Puisque l’effort de connaissances assurées sur ces phénomènes n’en est qu’à sa début, confronté aux explications simplistes et aux éclats de voix des uns et des autres, il n’existe pas, malgré toutes les bonnes volontés du monde, d’ingénierie de la déradicalisation. Celle-ci suppose d’abord de bien comprendre et saisir la radicalisation, comme la sidération qu’elle provoque et qu’elle cherche d’ailleurs à provoquer. Pour Bronner, il n’y a donc pas de kit possible pour la déradicalisation. Mais, bonne nouvelle, tout de même, la connaissance sur la dynamique des croyances, et, parmi elles, les croyances extrêmes, progresse. Et c’est assurément par des efforts accrus de scientificité, de rigueur et de vérité que doit, aussi, passer le combat contre l’extrémisme menaçant. La rigueur de la vérité contre l’obscurantisme idéologique. Facile à affirmer, difficile cependant à faire vivre.

Gérald Bronner, La Pensée extrême, PUF, 2016, 363 pages, 19 €.