Le djihadisme comme phénomène sectaire edit

19 février 2016

Avant les attentats du 11 septembre 2001, le grand sujet de conversation dans les dîners en ville était de savoir s’il fallait interdire les sectes. Aujourd’hui, c’est Daech qui est devenu le Grand Méchant par excellence. Outre la menace terroriste, la population française est particulièrement sensibilisée au risque de voir une partie de sa jeunesse succomber à la séduction de la propagande de Daech et quitter leur famille et leur patrie pour s’en aller en Syrie, à la manière des enfants du vieux mythe du joueur de flûte de Hamelin.

Pour rendre compte de ce phénomène inédit en France, plusieurs types d’analyse ont été proposés.

Un premier type d’explication, recourant à un schéma sociologique classique mais quelque peu rudimentaire, a mis l’accent sur la situation défavorisée et dévalorisée des immigrés dans la société française. Cette explication a vite rencontré ses limites. Les travaux de Fahrad Khosrokhavar et de Dounia Bouzar ont montré que nombre de ceux qui succombent au mirage du djihad ne proviennent pas seulement des catégories populaires mais aussi très largement des classes moyennes. Lorsqu’ils sont étudiants ou lycéens ce sont souvent de bons élèves. Si leur engagement dans le djihadisme peut trouver une motivation dans la solidarité avec la population immigrée, il n’est pas l’expression d’une protestation contre la situation sociale qui leur est faite personnellement. Dans le cadre très majoritaire d’une intégration sociale réussie – faut-il le rappeler ? – la situation de groupe défavorisé qui est celle des immigrés musulmans peut contribuer à expliquer une perturbation, à des degrés variables, du sentiment d’identification à la collectivité française, ainsi que certaines tendances au repli identitaire ou un sentiment de révolte prêt à se manifester, en particulier quand l’un des leurs est tué à l’occasion d’un démêlé avec la police. Elle n’est pas la clef de l’explication du djihadisme.

Un second type d’explication désigne la montée du fondamentalisme islamiste comme la cause essentielle de la diffusion de la tentation djihadiste. Les succès de Daech dans son entreprise de recrutement traduiraient la vigueur et l’efficacité de son emprise sur les esprits.

Ce type d’explication, malgré la force de son apparente évidence, appelle deux objections.

La première objection est que, jusqu’à présent, la thèse de la montée du salafisme en France ne repose que sur des observations subjectives réalisées en des lieux très particuliers. Aucune quantification, même sommaire, du supposé processus de salafisation n’a été réalisée ni fait l’objet d’une publication. On sera d’autant plus prudent à l’égard de la thèse de la montée du salafisme que celle-ci semble parfois recouvrir, consciemment ou inconsciemment, un fantasme de crainte globale à l’égard de l’islam, celui-ci étant ressenti comme un agent maléfique doté d’une forme de toute puissance.

La seconde objection est que ce que l’on sait des djihadistes français qui s’en vont en Syrie montre que la religion n’est pas leur motivation. Il existe assurément en France une mouvance islamiste intégriste qui, à l’instar du célèbre imam de Brest, explique que ceux qui écoutent certain type de musique « seront changés en singes ou en porcs », ou qui entend contrôler drastiquement l’ensemble des rapports hommes-femmes. Mais ce n’est pas de ces milieux que proviennent les djihadistes. Les études déjà mentionnées ont montré qu’ils connaissent fort mal l’islam et n’ont qu’une pratique religieuse des plus réduites.

Un troisième type d’analyse, enfin, s’intéresse plus particulièrement aux caractéristiques personnelles des djihadistes. Si c’est évidemment un drame pour une famille de voir un de ses enfants se laisser prendre dans les filets de Daech, il est néanmoins nécessaire de rappeler qu’il ne s’agit pas d’un phénomène de masse : la proportion de jeunes concernés est approximativement de l’ordre de un sur plusieurs milliers. Qui sont les jeunes qui s’en vont faire le djihad ? Dans un article remarqué, Olivier Roy a suggéré de renverser l’explication. Ces jeunes, explique-t-il, n’ont pas opté pour l’aventure et la violence par adhésion à une forme d’intégrisme religieux. Ils ont trouvé dans l’offre idéologique que constitue l’islam radical le support et le moyen d’expression d’une révolte personnelle. Celle-ci correspond à un mal être dont les causes peuvent être diverses mais qui ont, semble-t-il, toutes en commun une faille du lien social et de l’intégration dans la famille et dans la société.

Les djihadistes d’origine musulmane, fait observer Olivier Roy, sont presque toujours des immigrés de la deuxième génération, c’est-à-dire des enfants nés en France de parents venus de l’étranger. Leurs parents n’ont pu leur transmettre ni la culture du pays d’accueil, qui n’est pas la leur, ni la culture de leur pays d’origine, qui n’a pas ses points d’application dans le pays d’accueil. Le sentiment d’identification à la collectivité à laquelle ils appartiennent juridiquement peut en être plus ou moins gravement perturbé. Par ailleurs, pour une part importante, les djihadistes sont tout simplement des Français « de souche » qui se sont convertis récemment pour épouser une cause révolutionnaire. On a du mal à adhérer à la présentation que font les médias de ces futurs djihadistes qui auraient été des jeunes sans problèmes et qui se seraient convertis inexplicablement. Ils semblent bien plutôt porteurs d’une fragilité qui fait d’eux une cible de choix pour les recruteurs des sectes.

L’embrigadement des jeunes par Daech a toutes les caractéristiques des méthodes des sectes. Le livre de Gérald Bronner, La Pensée extrême, sans doute discutable sur certains point mais richement documenté et rédigé d’une plume alerte, apporte sur ce sujet d’intéressants éléments. On restera dubitatif quant à sa thèse selon laquelle les auteurs des crimes terroristes sont des hommes ordinaires qui ne relèveraient aucunement d’une compréhension sociologique ou psychologique mais uniquement de dysfonctionnements des mécanismes cognitifs. En revanche son ouvrage comporte, peut-être en contradiction avec sa thèse générale, des analyses des pratiques sectaires et de la psychologie des tueurs de masse qui s’appliquent particulièrement bien au cas des djihadistes.

Comme les recruteurs des sectes, ceux de Daech sélectionnent leurs proies en les choisissant parmi les plus influençables et les plus fragiles, et, pour les attirer, tiennent à chacun un discours adapté à ses préoccupations spécifiques. Ils commencent par ne dévoiler qu’un aspect de leur doctrine, ne montrant au départ qu’un « escalier dont les premières marches sont toutes petites ». Ils coupent leur nouvelle recrue de sa famille, de son milieu et des sources d’information, pour les exposer à la seule vision « daechiste » du monde. Ensuite ils imposeront, si nécessaire, la contrainte brutale.

Ceux qui entrent dans une secte, de même que les djihadistes, recherchent un absolu, une forme d’idéal et de pureté, venant compenser une absence de repères stables qu’ils n’ont pas reçus de leur socialisation antérieure. Dans le cas des djihadistes, il semble s’y ajouter souvent une importante frustration, un besoin de reconnaissance inassouvi et un désir de vengeance à l’égard de la société français et de l’occident, en même temps qu’une aspiration au suicide susceptible de s’accomplir à l’horizon du martyre. Ils rejoignent ici les tueurs de masse, comme les tueurs américains qui n’ont pas besoin de la caution idéologique de l’islamisme pour aller massacrer les enfants dans les écoles. La pulsion suicidaire, note Gérald Bronner, s’accompagne ici de la recherche d’une forme de reconnaissance de leur valeur personnelle, de leur puissance, par le seul moyen qu’ils conçoivent, celui de la violence meurtrière. Richard Dunn, qui a tué en 2002 neuf membres du conseil municipal de Nanterre, correspond très exactement à ce cas de figure. Dans une lettre-testament envoyée à une amie, il annonce sa décision et la justifie : « Je vais devenir un serial killer, un forcené qui tue. Pourquoi ? Parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul, alors que j’ai eu une vie de merde, je veux me sentir une fois puissant et libre. » Dans un autre document, il écrit espérer être « à la hauteur d’un Ben Laden, d’un Milosevic, d’un Pol Pot, d’un Hitler ou d’un Staline. » Cho Seung-hui, l’étudiant sud-coréen qui a tué trente deux personnes à l’université Virginia Tech en 2007, a tenu, lui, à s’assurer une notoriété post-mortem en adressant à la chaine de télévision NBC un lot de photos et de vidéos magnifiant son acte.

La psychologie des membres des sectes, des tueurs de masse et des djihadistes est certainement plus complexe que ce qui a été brièvement indiqué ci-dessus. Notre société a tout à gagner à encourager ceux qui cherchent à approfondir son étude. Il n’est naturellement pas question ici de dire que la République doit se désintéresser des formes que peut prendre l’islam sur le territoire national, bien au contraire. Mais expliquer par les progrès du fondamentalisme islamiste tous les maux grands ou petits liés de près ou de loin à l’islam, c’est, en fait, croyant combattre l’ennemi en le dénonçant, faire obstacle à une véritable perception et compréhension de la variété des problèmes qui, seule, permet une action politique efficace.

Références
Dounia Bouzar, La Vie après Daesh, Editions de l’Atelier, 2015.
Gérald Bronner, La Pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, PUF, 2015.
Fahrad Khosrokhavar, Radicalisation, Maison des Sciences de l’Homme, 2014.