Armée partout, sécurité nulle part? edit

28 novembre 2016

Dans les rues, gares et aéroports des grandes villes françaises, le passant croise désormais régulièrement des militaires dotés d’armes de guerre. Édifices publics, églises des différents cultes, écoles font l’objet de patrouilles systématiques ou aléatoires. La montée en puissance de la présence visible de diverses unités armées date des premiers plans Vigipirate, au début des années 1990. Elle se renforce avec l’opération Sentinelle déployée depuis la nouvelle vague d’attentats islamistes qui frappe la France.

Le quidam doit se sentir rassuré par une présence préventive, dissuasive et, le cas échéant, réactive. Mais, à observer d’autres villes du monde – du monde en paix, doit-on préciser – qui ont elles-aussi été la cible d’attentats, une interrogation naît. De New York à New Delhi en passant par Casablanca, Londres ou Madrid, les fusils d’assaut ne se rencontrent pas tous les jours. La France serait-elle plus en guerre ou plus menacée que les autres ? Privilégierait-elle d’autres voies pour assurer la protection de ses citoyens et touristes ? Peut-être.

La visibilité des troupes alimente, en tout cas, un dilemme classique. Ce qui est mis en place dans les rues pour diminuer l’inquiétude contribue à l’appréhension. Ce rappel visuel permanent des menaces potentielles suggère que l’armée vient palier un manque de sécurité. La militarisation de la prévention et de la répression se légitimerait par la violence et l’armement accrus des criminels et terroristes. Le Famas des soldats répondrait, en théorie, à la kalachnikov des délinquants et terroristes. Il faut toutefois imaginer les dommages collatéraux d’échanges, dans des foules compacts, à coups d’armes de guerre.

L’option de militarisation surprend ainsi quand elle se fait visible, au-delà des seuls militaires, tous les jours dans les rues. Les forces chargées du maintien de l’ordre dans les années 1970 et 1980 semblent, rétrospectivement, nues par rapport à l’équipement contemporain déployé pour assurer la surveillance et la vigilance au quotidien. Le fameux slogan affirmatif « police partout, justice nulle part », relayé par un célèbre couplet de Renaud « la France est un pays de flics, à tous les coins de rue il y en a cent », relève du folklore activiste. Maintenant que Renaud a changé d’avis, dans un monde totalement transformé, fait notamment de menaces intérieures exacerbées, scander « Armée partout, sécurité nulle part » n’a pas de sens, sinon dans quelques cénacles utopistes ou gauchistes.

S’interroger sur les conséquences d’une présence militaire s’impose néanmoins et ce d’autant que le retour en arrière s’avère compliqué. Politiquement, à la moindre piqûre de rappel terroriste, le gouvernement qui aura réduit la présence militaire sera vivement critiqué par son opposition. Or, les ressources proprement militaires sont probablement employées plus utilement pour combattre directement dans les zones de conflits. Les militaires eux-mêmes préfèrent certainement être mis à contribution sur des terrains où ils mettent à l’épreuve du feu leur formation et leur détermination. De leur côté, les policiers voient leur métier et le regard porté sur eux changer. Avec des armements et positionnement qui se ressemblent, les différences entre les forces ne sont plus évidentes.

Il convient pourtant de distinguer clairement faire la guerre et faire la police. Les militaires ne sont pas forcément à leur place lorsqu’ils patrouillent dans des rues habituellement très pacifiques. Les policiers ne sont pas forcément à leur place quand ils doivent imiter les militaires dans un rôle qui n’est pas le leur.  Les militaires doivent faire face à un ennemi (parfois au sein des populations). Les policiers doivent s'occuper de la population (parfois face à un ennemi). La stratégie consistant à exhiber des soldats a ses limites. Elle désigne des cibles. Surtout, elle détourne militaires et policiers de leurs missions fondatrices. Les premiers sont préparés afin de faire la guerre dans des zones dangereuses et dégradées, en répondant aux ordres des autorités. Les seconds ont une fonction essentielle de proximité en répondant aux priorités et sollicitations des citoyens.

La police, dans sa fonction de proximité, doit concourir à un quotidien débarrassé des incivilités qui minent les villes. En situation exceptionnelle, les militaires et troupes d’élite concourent à la sécurisation et aux interventions. Mais au fil du temps, la spécialisation et la militarisation des fonctions de sécurité posent problème. Plus qu’une délégation de fait à des militaires dont ce n’est pas la profession, il faut susciter une adhésion et une implication des citoyens. La police doit se faire au quotidien, avec les habitants. Les militaires doivent se préparer à la guerre et s’y impliquer, sans perdre leurs moyens et leur identité dans des patrouilles censées sécuriser.

Les armes et techniques des spécialistes sont certes nécessaires. L’investissement de tout un chacun a également ses vertus. La coopération entre la police et la population, pour du renseignement comme pour des déploiements sous forme de réserve ou de garde nationale, est une variable clé pour des vies urbaines de qualité. En relation plus suivie avec les habitants, policiers et gendarmes, dans la diversité de leurs statuts, peuvent être mis pleinement au service à la fois du traitement des plaies du quotidien comme de la prévention des déflagrations exceptionnelles.

Avec des polices plus proches des populations (et réciproquement), il faut souhaiter vivre dans des espaces publics peuplés de citoyens responsabilisés, attachés à leurs forces de l’ordre, et débarrassés, autant que faire se peut, de la visibilité des armes de guerre. Les métropoles civilisées, efficacement policées, ne sauraient être déraisonnablement militarisées. En un mot, les militaires c’est pour la guerre, la police c’est pour la qualité de vie urbaine. Moins d’armes de guerre visibles dans les rues françaises, ce n’est pas déserter face aux menaces du terrorisme islamiste. Au contraire, c’est raisonner et agir au-delà de l’unique réponse en termes de visibilité.