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7 mars 2016

Jeunesse: l’art de marquer contre son camp

Pilotés par l’UNEF, les étudiants vont descendre dans la rue pour demander le retrait de la loi El Kohmri : quel succès peut rencontrer une telle mobilisation ? Centrée sur le contrat de travail, cette loi ne concerne pas directement et immédiatement les jeunes, contrairement au CPE, par exemple. Avant d’être sécurisé dans son parcours professionnel, il faut être embauché, telle est la vérité ; sur ce point, les nouvelles générations, nouvelles entrantes, sont les victimes d’un marché du travail verrouillé. En particulier les plus fragiles d’entre eux, ceux qui ont peu de diplômes ou qui en sont démunis, subissent le plus brutalement les conséquences de cette absence de flexibilité- et moins les étudiants.

Avec 23,2% de chômeurs parmi la population active des 15-24 ans, la France figure dans le peloton de queue des pays de l’OCDE (chiffres de 2014) – et l’on ne peut se consoler en constatant que l’Italie (42, 7%), ou l’Espagne (53,2%) soient de pires élèves. Parallèlement, c’est un des pays où le taux d’activité est le plus bas pour cette tranche d’âge : 36,6% d’entre eux sont sur le marché du travail contre 50% en Allemagne, 61,2% au Royaume-Uni, et 55% aux Etats-Unis (données OCDE). Certes, ce taux d’activité est bas en raison du nombre important de jeunes français qui sont encore en éducation à cet âge-là, mais longueur des études et chômage font que les jeunes participent peu à l’activité du pays. Enfin, même pour les 25-34 ans le taux de chômage (12%) continue d’être plus élevé que la moyenne globale française (10%).

Toutes ces données montrent que les jeunes Français ne pénètrent que difficilement et tardivement dans l’activité professionnelle. Quelles en sont les raisons ? La législation protège les insiders (les fonctionnaires et les CDI), et la France, connaissant une croissance languissante, crée beaucoup moins d’emplois que d’autres pays : ainsi selon les statistiques collectées par Jean-Michel Six, l’économiste en chef de Standard & Poor’s, à partir de chiffres d’Eurostat, de juillet 2013 à septembre 2015, la France n’a que créé 57 000 emplois privés. Dans le même temps, l’Allemagne en a créé 482 000, soit dix fois plus, l’Espagne 651 000 et même l’Italie, pourtant en récession, 288 000, six fois plus que la France. Vouloir lever les obstacles à une dynamisation de l’emploi –le droit du travail étant un des paramètres au service de cet objectif, mais il n’est pas le seul- semble de bon sens.

Qui plus est, les diplômés du supérieur (à peine la moitié des 25-35 ans) ont nettement plus de chances d’acquérir assez vite un emploi stable, que ceux qui se sont arrêtés au bac, ou qui ont seulement bénéficié d’une formation professionnelle courte. Le combat pour la fluidité et la croissance concerne donc bien davantage les non ou peu diplômés que ceux qui ont fait des études supérieures. Ainsi, en 2013, trois ans après la sortie du système éducatif, le taux de chômage est de 48% pour les jeunes qui n’ont aucun diplôme, de 25% pour ceux qui n’ont qu’un diplôme du secondaire (bac ou formation professionnelle courte) de 11% pour les diplômés du supérieur de cycle court (BTS, licence ou master 1) et de 9% pour les diplômés du supérieur long (M2, doctorat et grandes écoles). Et la disparité des possibilités d’insertion en fonction du niveau de diplôme tend aussi à se creuser au fil des ans. Cette disparité est aussi nette si l’on s’intéresse au type de contrat de travail : si, en moyenne, 66% des jeunes en activité disposent d’un contrat en CDI trois ans après la fin de leurs scolarité, la prime va à ceux qui disposent du plus haut niveau de diplôme -80% des étudiants munis d’un diplôme du supérieur longs sont en CDI trois ans après la fin de leurs études, contre 40% pour les non diplômés (données Cereq). Cette dernière donnée s’explique par le fait que les employeurs prennent moins de risques sur quelqu’un dont l’employabilité est incertaine : peut-on le leur reprocher ?

Pour expliquer une telle cécité, faut-il penser que les postures politiques prennent le pas sur l’analyse lucide de la situation des jeunes ? Ou alors, faut-il croire que la partie de la jeunesse peu ou pas diplômée est totalement oubliée dans ce combat ? Les slogans pour appeler à se mobiliser (à la fac de Rennes, selon le JDD du 4 mars) sont révélateurs : « Travailler plus, gagner moins, viré plus facilement. On n’en veut pas ! ». Oui, mais avant de travailler (éventuellement plus), de gagner (peut-être moins) et de risquer d’être « viré », encore faut-il être embauché ! N’est-ce pas la préoccupation principale des 1 145 000 chômeurs de 15 à 29 ans ? Si la France est à la traîne de nombre de ses voisins européens pour l’emploi des jeunes, n’est-ce pas qu’il y a un problème sérieux sur le fonctionnement du marché du travail ? Celui-ci n’est-il pas organisé de telle sorte qu’il favorise outrageusement les insiders au détriment de ceux qui frappent à la porte ? Ce verrouillage ne compromet-il pas gravement les chances de ceux des jeunes qui ont le moins d’atouts lorsqu’ils se présentent sur le marché de l’emploi ? Les étudiants eux-mêmes ne sont pas totalement l’abri. La France est-elle si attractive pour que des milliers de jeunes diplômés préfèrent s’exiler et aller tenter leur chance à l’étranger ?

L’immobilisme, la préférence pour le statu quo, finalement cette préférence française pour le chômage, laissent pantois. Comment justifier un tel conservatisme, un tel refus du changement ? On peut toujours discuter des bienfaits supposés d’une réforme, émettre des doutes sur ses bénéfices attendus, réclamer une expérimentation et des évaluations, pour proposer éventuellement des pistes d’amélioration ou des garde-fous. Mais là non, c’est le « retrait total », l’abandon pur et simple, qui sont demandés, à la suite de la pétition lancée par Caroline de Haas… une ancienne secrétaire générale de l’UNEF et ex-collaboratrice de Benoît Hamon et Najat Vallaud-Belkacem !

On ne peut que s’ébahir d’un tel talent à vouloir marquer contre son camp, et d’une telle absence de clairvoyance sur une loi qui concerne très modérément les étudiants et vise à améliorer l’accès à l’emploi de ceux, qui faute de diplômes, sont sinistrés sur le marché du travail. Vive la lutte des classes au sein de la jeunesse !

D’autres combats de l’UNEF seraient plus pertinents et, à l’évidence, davantage auréolés du signe de la solidarité avec l’ensemble de la jeunesse : amélioration de l’utilisation des fonds de la formation professionnelle – qui bénéficient aux insiders plus qu’aux chômeurs – multiplication des formations en alternance pour tous (étudiants inclus), développement des bourses et du logement étudiant, aides à l’intégration des réfugiés étudiants. Les fronts ne manquent pas. Ce serait aussi une occasion d’atténuer l’autre disparité, celle qui distingue les étudiants de leurs congénères : toutes formations confondues, 30% des étudiants ont des parents cadres supérieurs ou exerçant une profession libérale tandis que 11% sont enfants d’ouvriers.