Innovation, inégalités de revenus, et mobilité sociale edit

2 septembre 2015

Au cours des dernières décennies on a assisté dans les pays développés à une augmentation accélérée des inégalités de revenus en particulier tout en haut de l’échelle des revenus : le « top 1% » a vu sa part dans le revenu total augmenter rapidement (cf. Goldin et Katz (2008), Deaton (2013) et Piketty (2013)).

Dans Aghion et al (2015), nous utilisons des données sur la production et la qualité des brevets et des données sur la distribution des revenus dans les différents Etats américains pendant la période 1975-2010 pour montrer que l’innovation est l’un des facteurs incontournables de cette augmentation des inégalités en haut de l’échelle (« inégalités au top »).

Pour motiver notre propos, considérons la façon dont l’innovation d’un côté (mesurée par le flux annuel de brevets enregistrés au US Patent Office) et l’inégalité extrême de l’autre (mesurée par la part des revenus attribues aux 1% supérieur dans l’échelle des revenus) de l’autre, ont évolué aux Etats-Unis depuis 1960. Ce qui frappe dans la figure 1 ci-dessous, c’est la similarité entre les deux courbes (innovation d’un côté et part du « top 1% » de l’autre).

Comment expliquer cette relation entre innovation et « inégalités au top » ? Notre explication repose sur l’intuition suivante, d’essence schumpetérienne: chaque nouvelle innovation permet à l’innovateur d’accroître la qualité de sa production par rapport à celles de ses concurrents effectifs ou potentiels. Et l’innovation permet également à l’innovateur de réduire ses coûts, notamment salariaux. Tout cela contribue à accroitre les profits réalisés par l’innovateur, donc son revenu. Mais cet accroissement de revenu est temporaire : tôt ou tard, d’autres producteurs viendront soit imiter l’innovateur, soit le dépasser avec des innovations encore plus avancées, et dans les deux cas les rentes de l’innovateur se dissiperont. Au total l’innovation induit une augmentation de l’inégalité en haut de l’échelle des revenus, et une réduction de la part des revenus salaries, mais de façon temporaire.

En même temps l’innovation crée de la mobilité sociale : en effet, nous savons que l’innovation s’accompagne de « destruction créatrice », autrement dit elle implique le remplacement en permanence d’entreprises ou d’activités existantes par de nouvelles activités, avec sans cesse de nouveaux innovateurs qui viennent concurrencer et déloger les innovateurs d’hier. En Suède, l’homme le plus riche est l’inventeur de Skype, qui était inconnu il a quinze ans.

Cette prédiction, paradoxale en apparence, du modèle schumpetérien, à savoir que l’innovation augmente à la fois « l’inégalité au top » et la mobilité sociale, trouve une illustration assez claire  dans la comparaison entre Etats américains. En particulier si on compare la Californie, qui est actuellement l’état le plus innovant aux Etats-Unis, et l’Alabama qui est parmi les états les moins innovants, on s’aperçoit que la part du top 1% de la population californienne dans le revenu californien est sensiblement supérieur a la part du top 1% de la population de l’Alabama dans le revenu de cet état. Mais en même temps, la mobilité sociale est également sensiblement plus forte en Californie que dans l’Alabama.

Pourquoi est-il important de savoir que l’augmentation du « top 1% » résulte en partie de l’innovation et non pas seulement de rentes foncières et spéculatives ? Tout simplement parce que l’innovation a des vertus que les autres sources de hauts revenus – notamment les revenus purement spéculatifs ou les rentes de situation – n’ont pas.

Il y a d’abord le fait que l’innovation est le principal moteur de croissance dans les économies développées. Ce fait est largement étayé par des études empiriques montrant une corrélation de plus en plus forte entre croissance et investissements en R&D ou entre croissance et flux de brevets à mesure qu’un pays se rapproche de la frontière technologique.

Au passage on peut directement montrer que la croissance du PIB par tête dans les états proches de la frontière technologique (c’est-à-dire où la croissance repose davantage sur l’innovation) est positivement corrélée avec la part des revenus allant au  top 1. Autrement dit, l’augmentation des inégalités tout en haut de l’échelle des revenus est liée à une augmentation de la croissance par l’innovation, ce qui contraste avec l’idée suggérée par certains selon laquelle l’augmentation des inégalités en haut de l’échelle des revenus serait nécessairement liée à un ralentissement de la croissance.

En second lieu, s’il est vrai que l’innovation profite dans le court terme à ceux qui ont généré ou permis l’innovation, comme nous l’avons expliqué plus haut dans le long terme les rentes de l’innovation se dissipent à cause de l’imitation et de la destruction créatrice (le remplacement par de nouvelles innovations). Autrement dit l’inégalité générée par l’innovation est de nature temporaire.

En troisième lieu, le lien entre innovation et destruction créatrice fait que l’innovation génère la mobilité sociale, et par ailleurs Aghion et al (2015) montrent que l’innovation n’est pas corrélée avec des mesures plus larges et globales de l’inégalité que la part du top 1% dans le revenu total.

Pour illustrer ces deux derniers points, voici deux figures particulièrement parlantes. La première figure décrit la relation entre innovation et mobilité sociale en comparant entre municipalités américaines. La mobilité sociale est définie comme la probabilité pour un individu issu d’un milieu modeste (dont les parents avaient un revenu dans le quintile inférieur dans l’échelle des revenus en 1996-2000) d’atteindre le haut de l’échelle (le quintile supérieur) en 2010 lorsqu’il atteint l’âge adulte (sur la base des travaux de Chetty, Saez et al.). L’innovation est mesurée par le nombre de brevets déposés à l’US Patent and Trademark Office (USPTO) par habitant dans la municipalité. On voit apparaitre une corrélation fortement positive entre innovation et mobilité sociale.

La seconde figure montre que l’innovation n’est pas corrélée avec des mesures plus larges d’inégalité des revenus comme la mesure GINI qui mesure l’écart global par rapport à l’égalité parfaite entre l’ensemble des individus au sein de l’économie.

En résumé, l’innovation contribue à l’augmentation de l’inégalité au sommet de la distribution des revenus, mais elle n’en a pas moins des vertus qu’il convient de prendre en compte. Par contraste, une augmentation de la part du top 1% qui proviendrait de la mise en place de nouvelles barrières à l’entrée par des firmes en place, n’aurait aucun des effets vertueux mentionnés plus haut. Nous appelons cela une inégalité à la « Carlos Slim » du nom du richissime homme d’affaires mexicain qui a bâti sa fortune en profitant de la privatisation du système de télécommunications et de sa transformation en un monopole privé peu régulé.

Si maintenant nous réunissons toutes les pièces du puzzle, alors nous sommes amenés à repenser sérieusement non seulement  ce qui se cache derrière l’augmentation des inégalités en haut de l’échelle des revenus dans les pays développés, mais également ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire en réaction à ce phénomène.

En particulier, s’il est important d’avoir une fiscalité redistributive afin d’éviter les phénomènes d’exclusion en haut et en bas de l’échelle des revenus et pour promouvoir davantage de mobilité sociale, il faut en même temps une fiscalité qui sache distinguer entre l’innovation et d’autres sources d’inégalités en haut de l’échelle des revenus : autrement dit, il ne faut pas traiter un innovateur sur le même plan qu’un rentier ou un spéculateur purs, il faut savoir distinguer entre un Xavier Niel et un Carlos Slim. Une fiscalité qui découragerait l’innovation, non seulement nuirait à la croissance, mais également réduirait la mobilité sociale alors même que l’on vient de voir que l’innovation n’augmente pas les inégalités au sens large.

Une dernière remarque pour conclure: la discussion qui précède suggère qu’il faut non seulement une fiscalité intelligente, qui distingue entre les différentes sources de hauts revenus, mais en outre il faut articuler la politique fiscale avec d’autres instruments de politique économique, notamment la politique de concurrence et plus généralement tout ce qui favorise la mobilité sociale et limite la capacité pour les plus riches à faire pression pour empêcher l’entrée de nouvelles innovations dans leurs secteurs d’activités.

 

Bibliographie

Aghion, P., Akcigit, U., Bergeaud, A., Blundell, R., and Hemous, D (2015) "Innovation and Top Income Inequality", NBER Working Paper No 21247.

Aghion, P., Akcigit, U., and Howitt, P (2014), "What Do We Learn from Schumpeterian Growth Theory?", in Handbook of Economic Growth, ed. by P. Aghion and S. Durlauf, Vol 2B: 515-563.

Aghion, P., Boustan, L., Hoxby, C., and Vandenbussche, J (2009), "The Causal Impact of Education on Economic Growth: Evidence from US", mimeo Harvard.

Chetty, R., Hendren, N., Kline, P., and Saez, E (2014), "Where Is the Land of Opportunity? The Geography of Intergenerational Mobility in the United States", Quarterly Journal of Economics, 129, 1553-1623.

Deaton, A (2013), The Great Escape: Health, Wealth, and the Origins of Inequality, Princeton University Press

Frank, M (2009), "Inequality and Growth in the United States: Evidence From A New State-Level Panel of Income Inequality Measures", Economic Inquiry, 47, 55-68.

Goldin, C., and Katz, L (2008), The Race Between Education and Technology, Harvard University Press

Piketty, T (2013) Le Capital au XXIeme Siecle, Editions du Seuil.