SNCF: un grand bond en arrière edit

14 juin 2016

La stratégie consistait à éteindre les feux secondaires des conflits les plus durs (routiers, SNCF, Air France) pour étouffer le feu principal (l’opposition a la Loi Travail). L’objectif politique étant de faire la preuve que ce gouvernement réformait et ne cédait pas face à la CGT. Les dégâts collatéraux devaient être acceptés comme tels. C’est ainsi que le ministre mandaté par le gouvernement pour terminer la négociation avec les syndicats de la SNCF a pu jeter par dessus bord l’accord d’entreprise sur les gains de productivité au terme d’un bras de fer qui a vu la direction de l’entreprise écartée du processus de négociation.

Ce coup de force de l’État contre la volonté de la direction a achevé de mettre en péril le modèle français de service public industriel commercial, et ce pour au moins cinq raisons.

. Il désarme l’entreprise dans sa stratégie d’adaptation à l’ouverture du marché ferroviaire en 2020.

. Il aggrave les surcoûts du ferroviaire par rapport aux solutions de transport alternatives low cost (Blablacar et consorts, cars Macron…).

. Il fragilise l’économie du TGV prise entre montée des coûts notamment des péages, baisse de la rentabilité et autocannabilisation par les formules idTGV.

. Il délégitime la direction aux yeux des salariés en faisant la preuve que seul l’État commande, les dirigeants n’étant que des commis révoqués ad nutum (menace de retrait de Pepy).

. Il ridiculise les discours sur le primat de la négociation d’entreprise en écartant les acteurs de l’entreprise pour leur substituer le face à face Gouvernement-CGT.

Cerise sur le gâteau, l’État conscient de son forfait, entre immédiatement en négociation avec la direction pour payer les réparations de la perte de compétitivité, de l’alourdissement de la dette pour ne rien dire des différents fonds mobilisés pour soutenir l’investissement dans la sécurité, la maintenance et les nouvelles lignes.

Pour bien comprendre l’ampleur de la dérive il faut revenir sur la crise du système ferroviaire et la décomposition terme à terme du modèle français de service public industriel et commercial (SPIC).

Le service public à la française a longtemps permis d’assurer aux usagers un accès égal et à faible coût ; aux agents, un statut protecteur et valorisant ; aux industriels nationaux, des débouchés lucratifs, et à la nation, un territoire équipé aux réseaux finement maillés. Certes, la continuité du service public n’a pas toujours été assurée. Les usagers contraints des transports ont parfois été négligés. Les intérêts du producteur l’ont souvent emporté sur ceux du consommateur potentiel et l’usage fait des deniers publics n’a pas toujours été optimal. Mais au total le service public à la française a rempli sa double mission essentielle de solidarité et d’équipement du territoire. Les réseaux électriques, téléphoniques, postaux, ferroviaires couvrent tout le pays, offrant à tout un chacun un service homogène à un prix doublement péréqué pour des raisons sociales et d’aménagement du territoire. Le succès du service public à la française a rejailli sur le système public et sur chacune de ses composantes.

Le SPIC a été longtemps exercé en France par des entreprises publiques, jouissant de monopoles. Par ailleurs, les services publics (SP) sont rendus par des salariés à statut jouissant d’avantages spécifiques. La confusion entre missions de service public, entreprises publiques, statuts publics et réseaux publics a rendu difficiles les évolutions souhaitables tant le succès paraissait lié à l’ensemble de ces composantes. Le SP à la française subit aujourd’hui une triple épreuve technologique, réglementaire et financière.

Le monopole a longtemps été justifié et conforté par son caractère de « monopole naturel ». Il n’était pas économiquement rationnel, compte tenu des coûts d’infrastructure et des rendements croissants, de laisser plusieurs opérateurs se faire concurrence sur le marché et la concurrence pour le marché était exclue à cause des statuts des entreprises et des personnels publics. Tel n’est plus le cas aujourd’hui : la révolution des technologies de l’information d’une part et la révolution de la logistique ont pareillement contribué à l’affaiblissement du rôle du rail au profit de la route, de l’économie de partage au détriment des structures centralisées. Le maintien de la SNCF dans ses structures actuelles est un facteur d’inflation des coûts.

Longtemps les monopoles de service public ont été à l’abri. Mais à partir du moment où la réglementation sur l’ouverture des marchés publics a été adoptée dans le cadre de l’UE et où les monopoles ont été contestés pour des raisons technologiques et économiques, le SP à la française dont on a vu qu’il était basé  sur la confusion des rôles de l’État, de l’opérateur et des syndicats de la fonction publique, a dû justifier son rôle et son organisation. La position de la Commission européenne aujourd’hui est basée sur quelques principes simples :

- Reconnaissance du service universel et traitement de celui-ci dans le cadre de la subsidiarité. Ce qui signifie en clair que la France peut décider de confier des missions de service public ambitieuses à une ou plusieurs sociétés et d’en prévoir le financement à travers des caisses alimentées par les opérateurs ou les pouvoirs publics nationaux ou locaux.

- Le monopole est a priori à proscrire sauf à apporter la preuve qu’il est réellement justifié. Si l’on veut que des missions de service public soient assurées par un monopole public il faut apporter la preuve de cette nécessité.

- Le développement du marché unique et l’amélioration de la compétitivité de l’appareil de production européenne supposent une libéralisation progressive des activités de service. Pour que la concurrence soit efficace, la Commission a obtenu l’accord unanime des gouvernements pour que les principes de transparence comptable, de séparation des fonctions de régulation et d’exploitation et de libre accès aux réseaux soient progressivement mis en œuvre.

Après avoir longtemps hésité, tergiversé, différé, les gouvernements français successifs se sont résignés à une ouverture progressive du système ferroviaire ce qui les a conduits à séparer réseau et services, activités concurrentielles et délégations de service public, état actionnaire, autorités organisatrices et instances de régulation.

Les réformes de 1997 (création de RFF), 2009 (tarification ferroviaire, péages…) 2013 (SNCF intégrée, Loi du 4 août 2014) et 2016 (Plan performance de la SNCF, Discussion de la Convention Collective Nationale, Promulgation du Décret Socle) ont été les jalons de ce processus de réforme qui débouche aujourd’hui sur une impasse, l’État s’étant révélé incapable de donner une réponse aux quatre questions qui bloquent le renouveau de la SNCF.

Comment financer le programme TGV et maintenir les 30 000 km de lignes  qui souffrent de 30 ans de sous-investissement ?

Comment maintenir la fiction de l’autonomie financière de RFF quand les péages ne permettent pas l’équilibre des comptes (la dette de RFF est de 42 milliards d’euros et s’accroît de 1,5 milliard chaque année)

Comment améliorer les performances de l’entreprise pour en assurer la viabilité à long terme ? (Thème du Rapport Martinand dès 1995)

Comment maintenir l’unité sociale du système ferroviaire exigée par les syndicats et la séparation économique rendue nécessaire par le nouveau contexte concurrentiel ?

La crise économique de la SNCF fournit la trame et explique la crise actuelle.

Depuis l’accident de Brétigny, la question de la maintenance et de la sécurité du réseau ferroviaire est au cœur des débats sur l’avenir de SNCF Réseau et a motivé le départ de Jacques Rapoport, son dirigeant. Extension du réseau et faible utilisation d’un tiers de celui-ci, vieillissement de l’infrastructure et notamment des aiguillages (30 ans en moyenne), multiplication des incidents et dégradation de la ponctualité, sous-dotation de l’entreprise pour faire face à ces défis et multiplication des chantiers de LGV… tous ces éléments témoignent de la profondeur de la crise, de l’incapacité de l’État à formuler une politique et de l’incapacité de l’entreprise de trouver en son sein les ressorts du rebond.

Parallèlement et depuis 2008 on assiste à une décroissance de l’activité et de la rentabilité de l’activité phare de la SNCF, le TGV. D’une part parce que la crise économique a eu un effet sur la fréquentation des lignes et d’autre part parce que la tolérance à des prix sans cesse croissants a diminué avec l’apparition d’offres alternatives low cost dans l’aérien ou le routier.

La réponse normale aurait dû être l’ajustement des capacités et la réduction de l’offre, or c’est l’inverse qui s’est passé puisque l’une des réponses à la crise a été le surinvestissement dans les LGV avec la contribution des Collectivités territoriales. La Cour des Comptes a du reste dénoncé cette fuite en avant rendue possible par des prévisions de trafic inflatées et une acceptation de la dégradation continue des perspectives de retour sur investissement. L’entreprise vient du reste de déprécier ses actifs de 12 milliards d’euros au titre de l’exercice 2015.

La réponse de la SNCF a été non pas la contraction de l’Offre mais la multiplication de solutions low cost au sein de l’entreprise. Solution évidemment absurde car réduire les prix dans un marché en contraction aboutit au développement de la concurrence interne sans profit pour l’entreprise prise dans sa globalité.

La SNCF à la recherche de boucs émissaires a invoqué la hausse massive des péages payés à RFF pour expliquer la dégradation de son exploitation. L’argument n’est guère recevable car les péages sont inferieurs à ce que verse RFF à SNCF. Du reste, avec la nouvelle réforme, ces distinctions internes ont moins de valeur : c’est la SNCF dans son ensemble avec ses deux bras SNCF Réseau et SNCF Mobilités qui doit optimiser l’ensemble du réseau ferroviaire.

La SNCF a raison en revanche de dénoncer les injonctions contradictoires de l’État qui réclame à la fois la multiplication des dessertes secondaires, l’amélioration de la rentabilité, le paiement de redevances plus élevées, l’exemplarité sociale et l’attrition de la dette. Barbara Dalibard, dirigeante de l’activité TGV, a fini par rendre son tablier.

La crise actuelle s’est nouée autour du débat sur le cadre social unifié dans le ferroviaire (règles du travail communes à l’ensemble des acteurs du secteur) dans un contexte marqué par le débat sur la Loi Travail.

L’État, auteur du Décret socle fixant les conditions sociales du nouveau cadre concurrentiel, poursuit alors un objectif : rendre effective la concurrence sans braquer les syndicats de la SNCF et en obtenant l’acquiescement des nouveaux entrants. La SNCF, prise entre ses propres impératifs de productivité sous contrainte syndicale et sa volonté de ne pas se désarmer face à la concurrence à venir, a longtemps hésité sur la conduite à tenir face à l’État. Les nouveaux entrants enfin n’ont aucun intérêt à signer un accord de branche dicté par les conducteurs CGT de la SNCF. Àpartir du moment où la CGT ferroviaire court-circuite la SNCF et les nouveaux entrants pour jouer la carte de l’État et du règlement et que l’État cède, le processus de délitement illustré par le déclin de l’activité fret de la SNCF ne peut que se diffuser dans les autres secteurs.

Au total, force est de reconnaître que la stratégie hollandaise visant à étouffer le conflit principal en cédant sur les conflits secondaires n’a pas réussi à désarmer les oppositions au sein de al SNCF et la grève dure…

Victime collatérale du conflit central, la SNCF a opéré un formidable bond en arrière tant en matière de stratégie, de gestion que de gouvernance. Le précédent du déclin du fret par défaut d’adaptation n’aura servi à rien : les faillites de demain se préparent par les abandons d’aujourd’hui.

Enfin la classe ouvrière meurt mais ne se rend pas : l’intensité de la négociation sociale au sein de la SNCF et la volonté du gouvernement de promouvoir ce mode de régulation sociale n’y ont rien fait. La CGT a préféré la lutte à mort sur un objet politique plutôt que le contrat sur la modernisation de l’entreprise.