Les jeunes musulmans et la République: l’angle mort des sciences sociales edit

11 février 2015

Les événements dramatiques qui se sont produits il y a quelques semaines demanderaient une interprétation étayée par des résultats empiriques solides. Or les sciences sociales françaises sont dans l’incapacité de produire cette interprétation. Pourquoi? Il est d’autant plus urgent de se poser la question que cette méconnaissance a une conséquence grave: elle laisse le champ libre aux interprétations et aux solutions simplistes.

Face à des comportements extrêmes comme ceux qui ont abouti aux meurtres perpétrés à Charlie Hebdo et à la l’épicerie Hyper Cacher, la première question est déterminer si ces actes sont le fait d’une ultra-minorité totalement déconnectée du milieu dont elle est issue ou si au contraire ils reflètent à un degré paroxystique quelque chose de cette communauté d’appartenance, celle des personnes de confession musulmane dont les auteurs de ces actes se réclamaient avec force. Bien sûr les représentants des musulmans en France nient avec force tout rapport entre ces actes extrêmes et leur religion. Mais c’est une position de principe qui d’ailleurs est contestée par certains experts et qui surtout, du point de vue qui nous intéresse ici, ignore tout des réalités du terrain.

Une autre façon de poser la question est de déterminer la taille du « halo » qui peut entourer les plus déterminés des djihadistes. Ce halo est-il inexistant et le phénomène se réduit-il au noyau de jeunes fanatisés de la même manière que pourraient l’être des jeunes embrigadés par des sectes ? Ou bien s’il existe, est-il de 1%, 10%, 20% et à quel degré chacun de ces cercles concentriques adhère-t-il aux thèses les plus extrêmes ? Ces questions, dans l’état actuel des connaissances, nous sommes incapables d’y répondre. On dispose bien entendu d’enquêtes monographiques comme celle réalisée par Gilles Kepel sur les banlieues de la République, qui montrait une intensification des pratiques religieuses et un mouvement de « réislamisation culturelle ». Mais quelle est l’ampleur du phénomène et surtout quelle est sa véritable nature ? Ne correspond-il qu’à une sorte de réassurance identitaire ou est-il associé à la montée d’une radicalité qui aboutirait in fine à rejeter les valeurs républicaines ?

Et pourtant des données sur un large échantillon représentatif existent. Une enquête de grande ampleur a été réalisée sous l’égide de chercheurs de l’INSEE et de l’INED en 2008 sur un échantillon de 21 000 personnes immigrées, descendantes d’immigrés et natives de France sans ascendants immigrés (enquête dite Trajectoires et Origines, Teo). Il suffit de consulter le questionnaire pour comprendre qu’on ne pourra malheureusement pas en tirer grand-chose pour comprendre le soubassement des évènements tragiques qui se sont produits. La raison principale en est que l’enquête est presque entièrement organisée autour d’une conception victimaire de la population immigrée. Cette orientation a bien sûr des justifications solides : de nombreux travaux de recherche l’ont confirmé, les immigrés et leurs descendants sont bien discriminés, notamment sur le marché du travail. Il n’est donc pas très étonnant de constater avec TeO que plus de 30% des immigrés d’origine maghrébine et près de 40% de leurs descendants déclarent avoir subi des discriminations au cours des cinq dernières années.

Il est donc indéniable qu’une partie importante des immigrés et plus encore de leurs descendants se vivent comme des victimes de traitements injustes. Mais la question que posent les événements que nous avons connus et à laquelle l’enquête TeO ne permet malheureusement pas de répondre est la suivante : à quel degré ce sentiment de victimisation peut-il se muer en rejet de la société et en radicalité religieuse ou politique ?

L’enquête TeO nous montre bien que 60% à 70% des descendants d’immigrés du Maghreb se déclarent de confession musulmane et que pour les trois-quarts d’entre eux la religion joue un rôle important dans leur vie (contre seulement 24% dans la population majoritaire non immigrée). Mais au-delà rien ne permet d’apprécier à quel point et de quelle manière cette forte religiosité oriente la vie personnelle et le rapport à la société.

Si cette enquête ne le permet pas c’est probablement parce que ses concepteurs ont rejeté la conception « assimilatrice » qui avait présidé aux travaux antérieurs (et notamment à la précédente enquête sur la population immigrée, Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS), réalisée en 1992 sous l’égide de Michèle Tribalat). Mais cette idée de mesurer à quel point les immigrés et leurs descendants adhèrent aux mœurs, aux valeurs et à la culture de la société d’accueil, pour critiquable qu’elle soit, fait défaut aujourd’hui. Plus généralement, réduire les immigrés à la position de victime conduit finalement à leur dénier toute capacité d’agir. On a vu le versant tragique que pouvait prendre une telle capacité d’action, mais elle ne se réduit évidemment pas à cela et les sciences sociales auraient dû nous permettre d’avoir une vision plus claire de la gamme étendue et probablement contrastée des attitudes et des pratiques sociales des jeunes d’origine immigrée et parmi eux des jeunes de confession musulmane  à l’intérieur de la société française. Ce n’est malheureusement pas le cas.

Pour le faire, les sciences sociales françaises doivent également sortir du déni des appartenances ethnico-religieuses. On se souvient de la polémique sur les « statistiques ethniques » qui a mis aux prises, précisément, des chercheurs de l’INED (dont Michèle Tribalat et Hervé Le Bras), polémique à la suite de laquelle l’INED a décidé de retirer de l’enquête TeO une question sur la couleur de la peau (après une décision restrictive du Conseil Constitutionnel de novembre 2007 sur le dénombrement des groupes ethniques). Ce n’est pas l’absence de cette question en tant que telle qui pose problème que ce qu’elle révèle : une entreprise de connaissance qui doit restreindre son champ d’investigation pour se conformer à des principes idéologico-politiques.

La laïcité à la française – considérée non pas seulement comme un dispositif juridique précis mais comme une façon plus large de traiter le fait religieux – est très particulière et n’a sans doute pas d’équivalent dans le monde. Mais comme souvent dans notre pays les principes qui s’en inspirent sont énoncés formellement (à droite comme à gauche) même lorsque la réalité les dément et sans que l’on se pose beaucoup de questions sur cette contradiction. Or à force de vouloir que les principes s’imposent au réel, sans en mesurer l’écart pour conserver leur « pureté », le réel finit par reprendre ses droits. On en est là aujourd’hui avec la question des appartenances et des identités ethnico-religieuses. Cette question revient avec force et on est fort démuni pour expliquer comment elle peut surgir avec une telle violence dans la société française. Cette méconnaissance a une autre conséquence grave : elle facilite l’amalgame et les solutions simplistes, la pente facile pour lire les événements et y répondre. Comme si mettre les jeunes en uniforme et leur faire chanter la Marseillaise allait résoudre le problème… Il est temps que les sciences sociales fassent tomber quelques tabous et se saisissent sans crainte des questions gênantes qui taraudent la société.