De quoi Zemmour est-il le nom? edit

29 janvier 2015

Le succès des ventes du livre d’Eric Zemmour, Le Suicide français, et son omniprésence médiatique ont créé un fait politique. Cet ouvrage est un objet idéologique, qui entend donner une interprétation d’ensemble des inquiétudes et des peurs qui traversent une part de l’opinion française. Il est construit, habilement, selon un plan chronologique, pour montrer que, depuis les années 1970, tout conspire au déclin du pays, dans toutes les dimensions politique, économique, sociale, culturelle. Les responsables sont désignés sans équivoque – mais non sans amalgame : il s’agit des libéraux et des sociaux-démocrates, tous européistes, qui ont gouverné la France depuis la fin du gaullisme. Eric Zemmour ne voit pas ainsi de différence notables entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, Jacques Chirac et François Hollande et avoue sa déception avec Nicolas Sarkozy.

Le livre n’est qu’un long réquisitoire qui enchaîne toute une série de procès. Que mai 1968 occupe une place de choix n’étonnera personne. Occultant la complexité de l’événement – la force du mouvement social tout simplement – tout est ramené au déchaînement de l’individualisme qui aurait sapé les fondements des institutions. L’exacerbation des libertés n’aurait fait le jeu que du capitalisme – critique que l’on retrouve à gauche également, pensons à Régis Debray. Tout en faisant mine d’ignorer que 1968 n’est que la forme française d’une évolution d’ensemble des sociétés occidentales, la critique de la libéralisation des mœurs, tout particulièrement du féminisme et des mouvements homosexuels, et de la culture de masse – un classique de l’élitisme de droite – est présente tout au long du livre.

Le débat sur les droits de l’Homme ne date pas d’aujourd’hui. Joseph de Maistre l’a codifié dès la fin de la Révolution française : la dénonciation de l’humanisme abstrait au profit de la défense des identités particulières. L’identité contre l’égalité en somme. Le legs de la « Nouvelle Droite » des années 1970 est, ici, visible. Mais, lorsque Eric Zemmour arrive aux années 1980, un autre procès devient prégnant, celui de la « société métissée » et, tout particulièrement celui de l’islam qui n’est pas loin d’être accusé de déposséder la France de ses valeurs. La notion du « grand remplacement » est sous-jacente à nombre de passage. Le dernier thème obsédant est le refus de la construction européenne, voulue par les élites françaises depuis les années 1950, qui a privé progressivement le pays de sa souveraineté – nombre des développements reprenant des critiques de gauche de « l’européanisation, cheval de Troie de la mondialisation libérale ».

On aurait tort de voir dans ce qui est ici rapidement synthétisé, une accumulation de critiques sans cohérence interne. Car les procès de la liberté de mœurs, et, donc, de l’individualisme moderne, des droits de l’homme, de l’ouverture au monde, de l’immigration, des élites, s’inscrivent dans une tradition de notre histoire politique. Toutes ces figures – à quelques différences près, l’anti-islamisme remplaçant aujourd’hui l’antisémitisme (et, encore, il faut y prendre garde, le procès des élites est propice à bien des dérapages) – ont été inaugurées par l’extrême droite nationaliste à la fin du XIXe siècle, entre le boulangisme et l’antidreyfusisme.

Les historiens de l’extrême droite ont souvent remarqué que le fonds de l’idéologie des différents mouvements qui l’ont incarnée au fil du temps, a été largement structuré par la pensée de Charles Maurras. Certes, il ne s’agit plus aujourd’hui de promouvoir la monarchie – qui était d’ailleurs là pour évoquer la réalité d’un pouvoir fort. Mais Maurras avait donné une logique à la pensée réactionnaire. Son opposition entre le « pays réel » face au « pays légal » se retrouve dans tous les mouvements de contestation populiste. Surtout, la notion d’anti-France, mise en avant par Maurras, présentait une France minée de l’intérieur, menacée par des éléments étrangers aux traditions et aux valeurs du pays. Celui-ci en distinguait quatre États confédérés, disait-il – les juifs, les francs-maçons, les protestants, les métèques –, forgeant ainsi un nationalisme d’exclusion.

Les dénominations changent, mais la logique demeure. Au temps de l’Action française, il avait été tenté un rapprochement avec les thèmes du syndicalisme révolutionnaire par le biais des cercles Proudhon – au nom d’un anti-parlementarisme commun. Mais la force de la France conservatrice avait empêché alors cette jonction. Aujourd’hui l’extrême droite ajoute au noyau original – qui demeure fondamental – un discours social, prônant un interventionnisme étatique et protectionniste pour élargir son influence dans les catégories populaires. C’est cet amalgame qui se retrouve dans le livre d’Eric Zemmour. Il n’est donc pas surprenant qu’il y coure une aspiration à un pouvoir fort, fondé sur une légitimité de nature plébiscitaire et que l’auteur porte aux nues Napoléon Bonaparte !

Il est ainsi utile de lire Eric Zemmour – malgré ses longueurs et ses redites obsessionnelles. Car il faut toujours savoir ce que l’on a face à soi. La crise sociale, qui s’est approfondie depuis 2008, et l’interrogation identitaire, qui entretient les peurs et nourrit les rejets, rendent dangereuse la matrice idéologique que recèle le livre. Car, à la différence des moments historiques passés, l’extrême-droite, sous la figure du Front national, « Bleu Marine », n’est plus un mouvement intermittent de la vie politique. Elle est ancrée dans la société française, et, tout en cultivant le vieux socle de l’exclusion, a modernisé son discours et rajeuni ses cadres. C’est par là-même un facteur de crise politique majeure. Accuser les divisions, accroître les peurs, proposer une France repliée sur elle-même, ce sont les effets du Suicide français. C’est le programme du Front national.