La nouvelle tyrannie de l’intimité edit

16 novembre 2011

L’infiltration massive de la scène socioculturelle par les bagatelles de la vie et l’éviction consécutive des préoccupations publiques par des préoccupations quotidiennes, dont les réseaux sociaux sont les plates-formes technologiques les plus remarquables, évoque ce que le sociologue Richard Sennett avait dénoncé dès 1977 comme « la tyrannie de l’intimité ». Mais la connexion de ces développements avec les arrangements technologiques de notre époque échappe encore largement à la critique.

La profusion de l’information technologique, qui est caractéristique de notre époque, déborde les frontières des institutions sociales et économiques dans lesquelles elle a pris naissance sous la forme d’archivage, d’indexation et de traitement de données. Elle s’infiltre dans la vie quotidienne et la colonise. Cela tient sans aucun doute à l’usage massif d’Internet dans la vie sociale, mais le phénomène a été renforcé par les capacités nouvelles de la bande passante et la convergence croissante des médias et des réseaux sociaux. Plus récemment, un nouvel élan a été donné par la diffusion rapide d’une batterie de puissants appareils numériques portables et connectables tels que les smartphones, les appareils photo numériques et les tablettes, qui opèrent à travers les frontières traditionnelles sémiotique des textes, des sons et des images, bousculant la séparation technologique traditionnelle entre la lecture, l’écoute et la visualisation.

Il est facile de banaliser ces changements et négliger le contexte plus large des évolutions technologiques et culturelles dont ils dérivent. En particulier, les smartphones, tablettes et autres appareils de ce type ne semblent être que d’innocentes petites machines qui facilitent l’interaction humaine et la communication. Ils sont, après tout, faciles à commander et on peut les désactiver à volonté. Cependant, des observations perspicaces ou plus persistante peuvent suggérer le contraire. L’implication de ces dispositifs dans les allées et venues des humains, qui résulte de leur portabilité, leur présence constante et le mode d’interaction tactile les associe plus étroitement aux occupations humaines qu’il ne le paraît à première vue. Fondamentalement, la petite taille et la nature portable de ces dispositifs obscurcissent les complexes arrangements technologiques dont ils dérivent, ainsi que les réseaux de technologies et de opérations qui leur confèrent leur puissance et leur côté pratique. Coupés de l’internet et des plates-formes technologiques auxquelles ils appartiennent, comme les connexions GPS, ces appareils numériques redeviennent de petits gadgets innocents. Il est donc essentiel de reconnaître que leur utilisation généralisée est ancrée dans un univers complexe de données et d’informations, afin de comprendre les arrangements technologiques par lesquels sont médiatisés les services qu’ils permettent. Ce qui atteint l’écran et l’interface humaine n’est que la dernière étape d’une longue série de raccordements en coulisses et d’opérations algorithmiques, au moyen desquels un grand nombre de sources de données et de référentiels (par exemple, Google Maps ou les infos en temps réel sur les marchés boursiers) sont accessibles et les services qu’ils permettent sont disponibles localement sur demande.

Ce sont ces évolutions qui, avec les services d’informations fondés sur la médiation de notre matériel de bureau, convergent pour établir un nouveau cadre au sein duquel se déroule la vie quotidienne. Les expériences ordinaires sont de plus en plus exprimées dans des contextes et des médiations technologiques qui leur accordent des qualités ou des attributs relevant du genre romanesque. Une fête privée peut faire l’objet d’une vidéo postée sur YouTube et une querelle de famille se transforme en histoire de Facebook. Les habitudes vernaculaires de shopping, de voyage, de loisir sont médiées par les services que permettent en permanence ces appareils portables. Des activités ordinaires, comme se promener en ville, sont progressivement ciblées par les GPS et les services de localisation, et, plus récemment, par les technologies naissantes de la réalité augmentée. Même l’intimité n’est pas épargnée, puisque les services permettant la drague et d’autres activités intimes se diffusent progressivement à travers le tissu social. Bien que chacune de ces activités séparément peut ne rien indiquer d’autre que de petits décalages dans les habitudes quotidiennes, prises ensemble, ces évolutions semblent suggérer une redéfinition plus globale de la vie quotidienne. Dans son livre Alone Together, l’éminente psychologue Sherry Turkle rapporte que l’un des jeunes hommes qu’elle a interrogés lui a dit que « RL » (pour real life) est « juste une fenêtre »… et habituellement pas la meilleure. Même si on peut y voir une aberration, la remarque est poignante et révélatrice des tendances que je cherche à souligner.

Des facultés humaines telles que la rêverie et le recueillement, qui peuvent sembler éloignées de ces évolutions, sont aussi entraînées dans le circuit des médiations technologiques. On en a un bon exemple avec le projet MylifeBits de Microsoft, un projet de recherche dans lequel l’expérience humaine et les impressions, les sentiments et les souvenirs qui lui sont associés sont l’objet d’une médiation technologique et d’une surveillance poussées. MylifeBits est, comme l’indique le site du projet, a lifetime store of everything. Voici une citation extraite de son site Web : « MyLifeBits est un système… centré à l’origine sur la capture et le stockage d’archives numérisés et encodées, par exemple des articles, des livres, de la musique, des photos et des vidéos ainsi que tout ce qui est numérique au départ, comme des documents de bureau, des courriels, des photos numériques. Le système a évolué vers l’objectif de stocker tout ce qui pourrait être capturé. Cela comprend des pages web, des appels téléphoniques, des réunions, des conversations, les frappes et clics de souris pour chaque écran actif ou chaque document, et les mille ou deux mille photos faites chaque jour par SenseCam. »

Un ajout intéressant et relativement nouveau à ces séries d’événements technologiques affectant des habitudes quotidiennes établies de longue date est représenté par ce qu’on appelle l’informatique embarquée ou expérientielle. Ces formules sont des raccourcis désignant toutes les évolutions par le biais desquelles les objets physiques, tels que l’électroménager, le matériel de cuisine ou les ustensiles de la vie domestique, grâce à des capteurs électroniques embarqués et des liaisons sans fil, sont attirés dans l’orbite de l’information technologique et des arrangements qui ont été brièvement décrits ci-dessus. L’un des résultats de ces évolutions est que la cuisine et d’autres activités domestiques peuvent être partagés avec des amis ou des inconnus, des voisins ou des connaissances lointaines et devenir un objet de comparaison, de parole, de moquerie ou de joie. Les formes et les objets muets par lesquelles le capitalisme industriel, au cours du siècle dernier, a restructuré et redéfini la vie domestique, sont en train d’entrer dans l’orbite de l’information technologique au moyen de laquelle des détails personnels ou intimes rejoignent une culture généralisée du partage, de réseautage et de commérages.

Tous ces morceaux ensemble me semblent suggérer un changement social profond, quoique souvent imperceptible, dans lequel les prédispositions culturelles et les développements technologiques se mêlent dans un enchevêtrement lâche mais indissoluble, une sorte de rhizome deleuzien qui remodèle et redessine la vie quotidienne. La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement est-elle entièrement nouvelle ? Une réflexion historique peut suggérer des analogies avec le capitalisme industriel et l’expérience moderne de la consommation. Les percées technologiques qui ont été au cœur de la révolution industrielle ont d’abord eu lieu dans la grande industrie et dans les infrastructures (transport, électricité) qui ont fourni la base matérielle des institutions et de la vie moderne. Beaucoup plus tard, ils ont acquis une autre trajectoire de développement, à travers la production et la diffusion d’un large éventail de produits de grande consommation qui ont restructuré progressivement l’expérience domestique et la vie quotidienne. Nous vivons sans doute une expérience analogue.

Il est dans la nature de l’analogie, cependant, d’être à la fois instructive et trompeuse. À la différence de l’expérience industrielle, la vitesse des développements actuels remet en question la forme lente du changement culturel et les modalités de la réorientation psychologique. Ce faisant, ils laissent peu d’espace pour la réflexion critique et la culture des formes alternatives de vie. D’autres qualités importantes, caractéristique du profil des tendances analysées ici, sont étroitement associés à la nature de l’information et aux versions de substitution de la réalité qui passent par les outils informatiques. Les versions de la réalité qui atteignent les écrans des appareils informatiques contraignent un mode de relation avec le monde dans lequel le caractère tangible des choses et la forme sensible de l’expérience cèdent la place aux médiations technologiques et aux formes largement immatérielles du texte, de l’image ou du son. Si petits et imperceptibles soient-ils, ces changements se cumulent pour construire une écologie quotidienne dont les effets vont très loin.

Mais surtout, ces développements semblent subvertir la distinction public / privé, via un cheminement très spécifique, qui aurait été considéré comme presque impossible il y a quelques décennies. Cela se traduit clairement dans l’infiltration massive de la scène socioculturelle par les bagatelles de la vie et l’éviction consécutive des préoccupations publiques par des préoccupations quotidiennes, dont les réseaux sociaux sont les plates-formes technologiques les plus remarquables. Ce que le sociologue Richard Sennett avait dénoncé comme « la tyrannie de l’intimité » (The Fall of Public Man, 1977) semble s’être installé au cœur d’une sphère publique qui semble en déclin. Même si elle avait été perçue par le regretté Michel Foucault, la connexion de ces développements avec les arrangements technologiques de notre époque échappe encore largement à la critique.