Après Charlie edit

23 janvier 2015

Après la communion, le désarroi. Après les retrouvailles de la France avec les valeurs fondatrices de la République, la liberté, la laïcité, l’universalité, voici le temps des déchirures et des chocs en retour. La société française s’exaltait à l’idée de son unité fraternelle face à l’agression, elle se découvre plus traumatisée dans ses profondeurs qu’elle ne l’avait imaginé, rongée par la sécession intellectuelle et morale d’une partie de sa jeunesse qui refuse de se voir imposer un devoir de respect au nom du droit à l’irrespect, embarrassée de surcroît par la réprobation silencieuse et elle-même embarrassée d’une partie du peuple catholique devant l’outrance irréligieuse de Charlie hebdo. La France se pensait à l’avant-garde de la civilisation mondiale et Paris frissonnait d’être redevenu la capitale d’une planète mobilisée contre une clique de cinglés et de criminels. Et voici qu’au cœur de l’islam des foules en délire se dressent contre les croisés et les athées, massacrent, détruisent et pillent tout ce qui leur suggère la « monstrueuse complicité » gauloise des chrétiens et des sans-dieu. Dans les mondes anglo-saxon et germanique qui nous sont proches, cet amalgame obscurantiste ne saurait avoir cours et c’est, à l’inverse, la contradiction française qui nourrit le soupçon et justifie la réserve : comment les Français peuvent-ils confondre laïcité et irréligion, respect des consciences et insulte aux engagements spirituels, amour de la liberté et mépris des convictions ? La résurrection de nos anciens combats contre l’Eglise nous laisse un peu seuls au milieu de nations qui n’ont pas partagé notre rude histoire.

Le 11 janvier, Paris était en fête, le 13 la société politique jouait les prolongations à l’Assemblée nationale et, signe d’une fierté retrouvée et du désir de faire durer l’état de grâce, les dirigeants politiques de tous les partis, chef de l’État en tête, bondissent  dans les sondages. Ces rites conjuratoires ne nous empêchent pas de nous retrouver douloureusement face à nous-mêmes, tels que nous étions à la veille de la tragédie, avec notre démocratie malade, notre économie en berne, notre modèle social en échec, notre Europe en déshérence et des responsabilités internationales trop lourdes pour nos seules épaules. Trop isolés aussi pour convaincre nos amis de mener l’anti-djihâd à notre façon et d’aller au-delà des précautions d’usage d’une Europe frileuse et introvertie.  

« Je suis Charlie », le slogan rassembleur surgi du drame nous est d’un faible secours. Bien plus, il suscite et nourrit les malentendus. L’identification aux victimes s’est révélée formidablement mobilisatrice mais elle n’en reposait pas moins sur une redoutable confusion, une confusion dont les survivants du journal ont pris soin de se protéger en rappelant qu’eux seuls étaient fondés à se prétendre pleinement Charlie.

La poupée gigogne portait dans ses flancs au moins quatre messages distincts : la condamnation de la violence et du terrorisme, la défense de la liberté d’expression, l’apologie de la laïcité et le combat contre les religions établies. Trois de ces messages étaient parfaitement légitimes même si le troisième prenait de front les convictions théocratiques des intégristes de tous poils, chrétiens, juifs et musulmans. Le quatrième ne l’était pas car, aux yeux d’un État, l’irréligion est une religion, ni plus ni moins licite que toutes les autres. Elle avait droit de cité à Charlie Hebdo mais ne pouvait tenir lieu de bannière à la nation. En faisant de « Je suis Charlie » le nouveau symbole national et international de l’identité française, nous avons pris le risque de donner du message de la France une interprétation dangereusement biaisée. Les cendres sont encore chaudes d’une histoire intérieure française qui vit Combes transformer la laïcité-neutralité de Jules Ferry en une machine de guerre contre une Église elle-même rattrapée par les démons de l’antilibéralisme. Sur la question religieuse, notre passé nous porte au maximalisme et notre maximalisme à l’isolement.

Le chef de l’État et les membres du gouvernement ont cru pouvoir parer au risque en exonérant a priori l’islam de toute responsabilité dans les violences parisiennes. Mauvaise pioche ! Il était assurément téméraire de ne pas voir la probabilité des amalgames entre liberté d’expression et irréligion militante entraînés par l’impossibilité de distinguer  entre l’hommage aux victimes, la défense des libertés et l’apologie d’une ligne éditoriale. Il n’en est pas moins tout à la fois inutile et désinvolte de récuser a priori tout lien entre l’errance terroriste des islamistes radicaux  et une religion musulmane qui ne s’est jamais pleinement accommodée des valeurs occidentales. Inutile parce que le mal était déjà fait et que le non–lieu généreusement délivré aux mahométans par les autorités françaises était impuissant à empêcher des populations véhémentes et fanatisées de voir notre pays comme le champion diabolique d’une nouvelle croisade contre les peuples du Croissant. Désinvolte, parce que les princes laïcs qui nous gouvernent sont les derniers à pouvoir parler légitimement au nom de l’islam.

Il est dérisoire de donner à penser qu’il y aurait d’un côté quelques terroristes formés et armés par des sectes ultra-minoritaires de fanatiques retranchés du genre humain, et de l’autre un islam officiel débonnaire et libéral offrant aux masses musulmanes une pratique religieuse sereine, respectueuse de la liberté de conscience et des valeurs démocratiques. Cette représentation des choses est doublement sujette à caution. Elle tend à ignorer qu’entre le meilleur de l’islam, celui qui se pratique librement dans les sociétés protectrices des libertés religieuses, et le pire de l’islam, celui du terrorisme djihadiste, il n’y a pas vraiment solution de continuité. L’islam est un escalier aux marches multiples et, pour être parfois tenue à distance, la tentation théocratique avec son cortège de censures, d’intolérances et de violences sectaires, a toujours été forte dans le monde musulman. De plus, l’islam contemporain, et tout particulièrement l’islam sunnite, est en crise profonde : à la fois concurrencé par le dynamisme chiite, menacé par le scepticisme d’une jeunesse en voie de sécularisation, écrasé par les échecs économiques du monde arabe, tenté par les diverses formes de radicalisme, le sunnisme paraît d’autant plus incapable de relever les défis auxquels il est confronté que, faute d’un clergé solidement structuré, il ne parvient pas à inscrire sa foi, son discours et ses pratiques dans le monde tel qu’il est.

Ni la mobilisation du peuple d’hier, ni le silence d’une nation recueillie mais muette ne nous dispense d’un exigeant devoir d’inventaire et d’un effort  de redressement moral, économique et politique dont nous n’avons à ce jour ni déterminé la nature, ni mesuré l’ampleur. Comme toute personne éprise de liberté, je suis profondément sensible à ce qu’il fallait de courage, de talent, et d’indépendance à cette équipe martyrisée de journalistes et de dessinateurs pour livrer chaque semaine aux Français sa part d’indignation et de provocation. Et pourtant, je ne me sens pas pleinement Charlie. Je refuse de m’identifier et de voir mon pays s’identifier à un message qui, pour être enraciné dans le terreau de notre tradition révolutionnaire, n’en est pas moins incompréhensible pour des centaines de millions d’êtres humains qui n’imaginent pas de vivre dans un monde sans Dieu et de faire fi, pour la première fois dans l’histoire des hommes, de toute référence au sacré. Nous sommes engagés dans une partie difficile pour bâtir un monde habitable avec des gens qui ne pensent pas, n’aiment pas et ne réagissent pas comme nous, des gens qui sont parfois guettés par le pire mais que nous avons le devoir de tenter d’amener au meilleur. Les épreuves qui nous attendent exigent de nos sociétés et de ceux qui les représentent des vertus précises : l’amour de la liberté assurément mais aussi la prudence de l’esprit, le sens de la mesure, le goût de la modération, et tout simplement le respect des autres, de ceux qui pensent de travers sans vouloir à mal et qu’on ne remettra pas dans la juste voie avec les seules armes de la dérision et de la provocation. Ce sont des valeurs qui nous sont moins familières que le plaisir de paraître, le goût de la gloire, les prouesses d’un jour, la tentation d’en découdre et celle, si parallèle, de s’attendrir sur soi-même. La France a voulu, l’espace d’une étreinte, s’identifier passionnément à Charlie. La cérémonie religieuse est finie. Il nous faut être aux côtés de ceux qui cherchent à comprendre, qui investissent les zones grises, qui respectent et qui dialoguent. Et si nous décidions tout simplement d’être… Telos !

Jean-Louis Bourlanges est professeur associé à Sciences Po.