À propos de l’ouvrage de Pierre Manent, Situation de la France edit

14 janvier 2016

Le philosophe politique Pierre Manent, directeur d’études à l’EHESS, a publié récemment un ouvrage intitulé Situation de la France (Desclée de Brouwer, 2015). L’objet de ce livre dépasse de beaucoup la seule question de l’islam et des problèmes que pose son développement en France. Mais cette question constitue son point de départ. « Comment, s’interroge-t-il, les régimes politiques européens peuvent-ils accueillir les mœurs musulmanes sans finir par leur donner ou laisser force de loi ou de quasi-loi ? » Si l’ouvrage mérite d’être discuté, les réponses qu’il donne à cette question nous paraissent en revanche à la fois inefficaces et dangereuses.

Pierre Manent établit d’abord un diagnostic abstrait de la situation des musulmans de France. Sa thèse est que les tentatives multiples d’insérer la communauté musulmane dans une communauté nationale bâtie autour des libertés individuelles, des valeurs de la laïcité, de l’intégration européenne et de la mondialisation sont vouées à l’échec. Dit plus brutalement encore, comment imposer à des communautés fermées, déplacées, liées par l’observance religieuse et le rêve de l’Oumma, l’intégration dans une société ouverte d’individus qui a perdu le sens de la vie commune, dans une nation qui ne croit plus à son récit national et qui a peur de l’enseigner à l’école, et dans une économie livrée aux quatre vents de la mondialisation ?

Manent développe l’idée selon laquelle notre désarroi collectif devant la montée du phénomène islamique, en France en particulier, provient de notre incapacité à l’analyser et à le comprendre. Pour expliquer cette incapacité il développe deux idées liées entre elles.

La première, fort stimulante, est que la lunette à l’aide de laquelle nous avons lu historiquement l’établissement, à partir du principe de laïcité, de la relation entre le régime républicain et les églises chrétiennes, et notamment l’église catholique, a méconnu le processus qui était à l’œuvre. Nous avons cru appliquer un principe général et abstrait pouvant s’appliquer à toute religion, voyant dans la relation nouvelle entre l’Église et l’État le résultat d’une séparation, alors que nous ne faisions qu’unir, d’une certaine manière, un État neutre religieusement et une société qui ne l’était pas, demeurant profondément chrétienne, ou, comme il l’écrit, « de marque chrétienne ». Il s’agissait donc, en réalité, d’une compénétration et d’une collaboration entre l’État laïque et la société chrétienne. La France était, selon lui, régie historiquement par une sorte de trinité : un État neutre ou laïque, une société chrétienne, une nation sacrée. La religion chrétienne était par conséquent et demeure intérieure à notre société. En revanche, l’islam est historiquement extérieur à la France. L’erreur fondamentale des partisans de cette laïcité française est donc de penser que notre République « doit faire avec les musulmans ce que la Troisième République a fait avec les catholiques ». Que, par conséquent, la laïcité comme dispositif institutionnel et comme ensemble de « valeurs », est adéquate pour établir une relation viable avec l’islam. Or, avec l’islam, nous ne pourrons pas, comme l’État laïque a pu le faire avec la religion chrétienne, transformer la règle objective des mœurs en droit subjectif de l’individu. Il y a, en effet, incompatibilité absolue entre le droit illimité de l’individu en Europe et le pouvoir illimité de la loi divine en terre d’islam. Le désaccord fondamental, écrit Manent, est que « tandis que pour nous la société est d’abord la garantie des droits individuels elle est pour eux d’abord l’ensemble des mœurs qui fournissent la règle concrète de la vie bonne ». Les musulmans formulent leurs revendications dans le langage de la loi religieuse et non des droits de l’homme. Or, cette incompatibilité demeurera car l’islam ne se transformera pas fondamentalement, au moins à vue humaine. Nous ne gagnons donc rien à replacer la question de l’islam politique dans la longue durée – modernisation, sécularisation, démocratisation – notions à l’aide desquelles les Européens ont pensé leur propre développement. La première conclusion est donc qu’il ne suffit pas de réanimer la laïcité d’hier mais qu’il nous faut élaborer des instruments politiques inédits pour faire face à une situation elle-même inédite. Cette première idée est stimulante bien que discutable. On l’a dit, Manent traite la question en théoricien, il ne s’embarrasse guère de données empiriques sur les flux migratoires, sur les pratiques religieuses, sur la sécularisation, sur la géographie du peuplement. Il ne s’interroge guère sur l’histoire des vagues migratoires, sur la relation entre désaffiliation et crise économique, sur la politique de regroupement familial quant le chômage frappe, sur l’échec des politiques de la ville. Il essentialise les musulmans et leur prête une fidélité d’acier à une religion monochrome. Or il est évident que dans certaines manifestations de l’islam en France, il y a plus de la réinvention, du bricolage, un syncrétisme d’influences diverses qu’une continuité essentielle de l’être musulman.

La seconde idée de l’auteur est plus discutable encore. Il glisse en effet, au fur et à mesure de son développement, de l’idée selon laquelle notre conception de la laïcité à la française est inadéquate pour établir une relation stable et positive avec l’islam en France à celle selon laquelle le principe de la laïcité est mauvais de manière générale, même si Manent tient pour salutaire et nécessaire la séparation opérée dans le cadre d’un État laïque entre le commandement politique et les préceptes religieux. Pour l’auteur, le caractère pernicieux des « valeurs » (toujours entre guillemets) qui sous-tendent l’Etat laïque à la française réside dans le postulat selon lequel la religion, en général, est destinée à s’effacer des sociétés modernes ou en voie de modernisation. S’élevant contre le « grand récit progressiste », il estime que cette vision fausse interdit de concevoir qu’aujourd’hui, comme hier, la religion puisse donner « énergie et direction ». L’humanité moderne étant sortie de la religion, nous sommes surpris, écrit-il, quand l’islam devient un facteur capital de la vie politique dans le monde musulman et nous éprouvons une grande perplexité devant le problème religieux en général dans la mesure où « le cours particulier qu’a suivi notre histoire a conduit les Européens à regarder la religion comme une opinion individuelle, une chose privée ».

Ce que Manent rejette en réalité, c’est, chez nous, la revendication exacerbée et sans cesse croissante des droits individuels. Il décrit et condamne l’individualisme dans les termes de la droite catholique traditionnaliste. Mai 68 a opéré le passage du « citoyen agissant à l’individu jouissant ». Il met en cause « la liberté illimitée [qui] nous entraîne, et qui prive de sens tout commandement motivé par le bien commun ». Il s’acharne littéralement tout au long de son ouvrage contre les Droits de l’Homme « compris comme les droits particuliers de la particularité individuelle. » Au-delà, donc, de la question de l’État laïque et de ses dispositifs politiques et institutionnels, l’auteur lie notre incapacité à comprendre et à résister à l’islamisation de la société française à l’effondrement de notre société occidentale, société devenue « sans force ». Le problème principal se situe dès lors non plus au niveau de l’État lui-même mais à celui de la société et de son évolution qui aboutit à la perte du bien commun. « Les sociétés européennes sont exposées au vertige d’une vie sociale privée de toute règle collective ». Cette évolution est marquée principalement par l’absence de Dieu dans notre conception du fonctionnement de la société. Or le principe de l’histoire européenne est : « se gouverner soi-même dans un certain rapport à la proposition chrétienne ». Ce qui est propre à l’Europe c’est, pour l’auteur, la relation toujours plus intime entre le religieux et le politique. « Que faisons-nous de la proposition chrétienne hors de laquelle l’histoire de l’Europe perd son ressort et son sens ? », interroge-t-il.

Dans ces conditions, l’État ne peut être que d’un faible secours pour la solution de nos problèmes. Car, écrit Manent, « qu’est ce que l’État moderne, souverain et libéral, sinon cet instrument extraordinaire qui tend à s’interposer entre l’homme et Dieu ou à se faire Dieu ? Il prend la hauteur et s’arroge la tâche réservée à la Providence divine. L’État laïque n’est que l’héritier présomptueux et exsangue de l’État moderne qui fut si fort ». Cette « éviscération spirituelle » fait que « nous avons perdu foi dans le ‘se gouverner soi-même’ en même temps que nous perdions la foi dans la providence, dans la bienveillance et la protection du Très Haut, c’est-à-dire dans la primauté du bien ». « L’opinion dominante en Europe tend à considérer l’Europe comme un « rien », comme un espace vide de toute chose commune, ou alors tout au plus comme une ‘culture’ ». « Si nous ne pensons pas à nouveau l’ordre politique comme le cadre et le produit du choix pour le bien commun, conclut-il, si nous ne redécouvrons pas le désir de l’espérance et de l’Alliance, nous ne pourrons rouvrir le domaine de l’action ».

Dans cette démonstration l’auteur livre le véritable objet de sa réflexion. Il ne s’agit pas d’abord d’étudier et de comprendre le développement du fait musulman en France. Ceci exigerait de convoquer un tout autre bagage que celui que les catholiques traditionalistes transportent avec eux depuis la Révolution française et qui s’est enrichi depuis un demi-siècle d’une vision selon laquelle tous nos maux sont dûs à Mai 68, à l’intégration européenne ainsi qu’à la perte de la sacralité de l’État et du sens du bien commun qui en ont résulté. La préoccupation principale de Manent est d’appeler au réveil de l’Église catholique et au renouveau de son influence et de son action dans la société française.

Ce n’est donc pas vers l’État ni vers la loi et les droits que l’auteur se tourne pour résoudre la question de notre relation à l’islam. « Il faut prendre acte, écrit-il, du fait que le grand instrument de la politique moderne, l’État souverain et libéral, a trouvé ses limites morales et pour ainsi dire spirituelles. » Il estime de la même manière que les Droits de « l’homme séparé de l’homme » ne constituent pas une ressource, car « ils n’ont pas beaucoup de prise sur des mœurs éprouvées comme indiscutables. » Il faut alors sortir du face-à-face stérile et dangereux entre « les sociétés européennes déchirées entre l’archaïsme des mœurs musulmanes et le nihilisme des mœurs occidentales ». Il estime néanmoins que sur deux points fondamentaux l’État doit tenir bon. Il lui faut imposer la liberté complète de pensée et d’expression et continuer à prohiber la polygamie et le port du voile intégral de l’autre. Mais l’essentiel de la réponse doit être cherché ailleurs, dans le domaine de la religion. Selon lui, seul un réveil des catholiques pourra assurer notre défense contre l’extension de l’islam en France, dans le cadre de la nation.

C’est ici que se dévoile entièrement le projet de Pierre Manent. Si, pour l’auteur, il s’agit bien d’abord de se défendre contre la vague conquérante de l’islam – « c’est dans un monde marqué par l’effort, l’avancée, la poussée de l’islam que nous devons vivre et agir », écrit-il – sa préoccupation principale concerne la religion catholique et le rôle qu’elle doit jouer, non pas seulement dans la défense contre la progression de l’islam, mais dans la régénération de la France. Il voit dans la situation actuelle l’occasion pour le catholicisme de redresser la tête et de reprendre, dans la société française, une place qui fut centrale et qui devrait le redevenir. Face à l’islam, c’est d’abord au catholicisme que revient la responsabilité particulière, pour le bien commun, d’organiser la confrontation pacifique avec lui car, ce qui le distingue des autres religions et idéologies, c’est « son calme et son équilibre ». L’Église catholique est au centre du dispositif. « La question musulmane oblige les catholiques à reprendre conscience d’eux-mêmes, à poser à nouveau les questions oubliées, celle de leur place dans le corps politique, celle du sens de leur participation à la chose commune, celle de leur attention aux fins dernières et de leur confiance dans la providence ».

Dans la mesure où le rôle des religions dans notre société est pour lui à la fois positif et indispensable, il ne s’agit pas de condamner l’islam ni de laïciser les musulmans. Au contraire il faut redonner aux religions toute leur place, et donc accepter ces derniers tels qu’ils sont. Car, écrit-il, « ni pour les musulmans ni pour les autres membres du corps civique la citoyenneté ne saurait signifier le détachement moins encore l’arrachement à la communauté religieuse. Les musulmans deviendront vraiment citoyens lorsqu’ils se verront comme musulmans membres de la communauté nationale. C’est seulement dans un tel mouvement spirituel des deux côtés qu’il est possible non pas de s’identifier mais de participer à deux communautés également exigeantes ». Ce sont dès lors deux communautés, définies par leurs croyances et leurs pratiques religieuses, qui doivent trouver les chemins de l’union politique. « Catholiques et musulmans doivent accomplir la même opération qui, après la séparation, permet l’union sans confusion entre le politique et le religieux. » Face à l’islam, il faut donc « céder et accepter franchement leurs mœurs puisque les musulmans sont nos concitoyens ». « Une certaine communautarisation est dès lors inévitable », écrit Manent. Elle est même « souhaitable dans la mesure où elle prévient le mensonge idéologique de la nouvelle laïcité qui prétend nous obliger à faire semblant d’être des individus citoyens ». « Les musulmans formeront une communauté visible et tangible, distincte dans une nation où ils sont des citoyens comme les autres ». Il faut donc accueillir les musulmans non pas d’abord comme des individus munis de droits mais comme membres d’une communauté religieuse, ce type de communauté étant la vérité de la société et non la réunion d’individus citoyens. Il s’agit alors d’organiser « une confrontation active des deux côtés qui ranimera le ressort représentatif de notre régime ».

C’est donc le projet de redonner aux religions toute leur place et toute leur influence dans la société qui est ici proposé. Antimatérialiste par excellence puisqu’il condamne la mondialisation, nouvelle idole qui nous conduit à nous détourner de Dieu, ce projet appellerait une longue réfutation, impossible ici. Formulons juste de manière ramassée quelques objections qu’il faudrait développer.

Nos objections
Nos objections porteront essentiellement sur la thèse centrale de l’ouvrage selon laquelle seul un réveil du catholicisme et la confrontation pacifique entre les deux grandes communautés religieuses, catholique et musulmane, peut permettre que « les régimes politiques européens puissent accueillir les mœurs musulmanes sans finir par leur donner ou laisser force de loi ou de quasi-loi ».

Première objection : la société française – pour ne pas dire les sociétés européennes- d’aujourd’hui n’a pas rompu avec ses origines chrétiennes même si elle ne les reconnait pas toujours. L’Europe n’est pas un espace vide et les valeurs de la République ne sont pas abstraites. L’Europe d’aujourd’hui est bien pour une large part le produit de son histoire de marque chrétienne, pour reprendre la formule de l’auteur. L’humanisme, les Lumières, les Droits de l’Homme, l’individualisme libéral à la fois en découlent et la transforment. Les valeurs occidentales – sans guillemets – d’aujourd’hui sont les produits de cette histoire et comportent une dimension morale, et, si l’on s’entend sur le sens du terme, une spiritualité. Il n’y pas rupture mais transformation à travers un processus historique qu’il n’est pas possible, ni selon nous souhaitable, d’inverser sans adopter une posture clairement réactionnaire. En outre, reconnaître l’importance cruciale de l’Église catholique dans la formation de nos sociétés ne dispense pas de reconnaître l’empreinte de la philosophie grecque (que Manent écarte d’un revers de main en moquant l’épicurisme), l’influence du droit romain et l’apport propre de la culture juive. Un renouveau du catholicisme n’effacerait pas, espérons-le, ces apports riches et divers. Le catholicisme ne (re)deviendra pas dans la société qu’il a pour partie produite ce qu’est l’islam dans la société musulmane. L’Église catholique elle-même, qui a été amenée à établir un mode de relation particulier avec l’État laïque, avec les Lumières et les Droits de l’homme, a été transformée par le processus de sécularisation de nos sociétés et ne redeviendra pas ce qu’elle fut à cet âge classique que regrette l’auteur ; ce n’est pas seulement une question de volonté ou de foi mais de développement historique. De ce point de vue, la vision de Manent, qu’on la partage ou non, est profondément utopique. Dans ces conditions, donner à l’Église catholique le rôle et la responsabilité centraux de contenir victorieusement l’avancée de l’islam sous prétexte que seule une grande religion peut en contenir une autre est une vue de l’esprit.

Ensuite, voir dans le communautarisme, et en l’occurrence dans le face à face et la confrontation entre les deux communautés catholique et musulmane, le moyen d’établir une relation pacifique en considérant les musulmans français d’abord comme des musulmans est grosse de graves dangers, s’agissant d’une religion dont l’auteur lui-même affirme qu’elle nous a déclaré la guerre. Sommes-nous certains que cette confrontation sera pacifique ? Rien dans les exemples historiques ne nous conduit à le penser. N’est-ce pas privilégier, et pour quel profit, ceux des individus d’origine ou de confession musulmane qui se définissent d’abord et essentiellement comme musulmans ? Il ne suffit pas d’affirmer que le communautarisme ne présente pas de danger sous prétexte que les deux communautés se retrouveront unies par leur appartenance commune à la grande nation française. Est-il bien raisonnable de faire de la religion le canal le plus efficace vers la recréation d’une véritable communauté nationale française ? Pour l’auteur, la citoyenneté est sans substance quand elle ne s’allie pas étroitement à la foi religieuse. Mais ne commet-il pas alors lui-même l’erreur européocentriste qu’il reproche aux partisans des Droits de l’Homme en estimant que le lien entre la religion et la nation pourrait s’accomplir historiquement s’agissant de la religion musulmane comme il s’est noué avec l’Église catholique ?

De plus, s’il existe des églises chrétiennes et des institutions juives, en revanche la religion musulmane ne connaît pas de telles institutions. Toutes les tentatives de créer un Sanhedrin musulman depuis la tentative de Pierre Joxe ont échoué. Surtout, comment oublier que, dans la période actuelle, l’implosion du monde musulman et notamment sunnite, ses luttes intestines et l’irruption du terrorisme rendent particulièrement problématique le type de « commandement » que l’auteur entend imposer à cette population. Il oublie un élément décisif, à savoir la profonde division, les multiples fractures du monde musulman et même la tentation limitée mais réelle du fondamentalisme. Comment couper en France le lien entre l’intérieur et l’extérieur de l’Oumma alors que l’auteur dit lui-même à juste titre que ces liens sont puissants et structurent l’ensemble des relations du monde musulman ? Et en admettant que l’on veuille imposer des « commandements » aux musulmans de France, l’État n’est-il pas le dispositif institutionnel le moins inefficace pour tenter une telle opération ? L’auteur, qui ne s’embarrasse guère de détails, passe un peu vite sur la classification des comportements et pratiques que l’on voudrait permettre ou interdire aux musulmans, surtout face à un salafisme qui prétend imposer la charria dans les zones qu’il entend contrôler en France. Imposer un partage entre ce qui dans les pratiques musulmanes est tolérable et ce qui ne l’est pas est précisément ce que nous ne savons pas faire en pratique, même si nous en concevons bien l’architecture.

Avant de condamner l’État laïque et solidaire, encore faudrait-il démontrer qu’il est complètement inefficace pour assurer l’intégration au moins partielle de la population d’origine musulmane ainsi que pour produire et appliquer une législation qui s’applique à tous. Quelle part de cette communauté musulmane rejette réellement notre ordre politique et constitutionnel ? Quelle part partage la vision de Manent d’une religion musulmane repliée sur elle-même aux comportements entièrement ritualisés ? Nous manquons ici de données même si nous savons que cette intégration s’opère difficilement. Néanmoins il faudrait en savoir plus sur cette question avant de jeter par dessus bord notre dispositif législatif.

Pour finir, le rejet absolu de la construction européenne et la conviction fermement exprimée par l’auteur que le compromis entre les deux grands communautés religieuses ne pourra être passée que dans le cadre de l’État-nation mériteraient d’être argumentés et pas seulement affirmés. D’autant que, l’auteur partant de l’idée de la défense nécessaire du monde chrétien contre l’offensive de l’islam, on ne comprend pas pourquoi ce n’est pas à l’intérieur des frontières de l’Europe d’origine chrétienne elle-même que certaines solutions pourraient être apportées au problème qu’il pose. Comme si la société française pouvait être isolée de ses voisins européens, et l’islam de France être à l’écart des communautés musulmanes européennes. Et comment ne pas voir que de multiples actions concernant l’accueil des réfugiés ou la lutte contre l’islamisme radical ne peuvent trouver de réponse qu’au niveau européen ?

En affirmant que si l’ordre religieux et l’ordre politique peuvent être plus ou moins distincts ils doivent aussi être toujours en quelque sorte réunis, Manent, qui se réfère à l’histoire européenne, oublie que dans l’Europe d’avant les Droits de l’Homme, cette réunion s’effectuait dans la plupart des cas entre un État qui se légitimait par la religion et une religion largement ou totalement dominante. Comment concevoir et réaliser une telle union entre un État neutre et plusieurs religions différentes en concurrence entre elles ? Dans son Histoire intellectuelle du libéralisme (1987), Pierre Manent explorait différentes réponses historiques à cette question, formulées pour l’essentiel au XVIIe siècle. Mais aujourd’hui ?

Finalement, on revient sur ce qui est le noyau dur des convictions de l’auteur : l’idée qu’une action pour le bien commun a perdu son sens car nous nous sommes détournés de Dieu. Ici, il ne s’agit plus d’argumenter mais de croire.