Presse: forces et faiblesses des pure players edit

4 avril 2016

Il y a huit ans, plusieurs journalistes de grand talent, travaillant pour le Washington Post et le New York Times, décidèrent de quitter le domaine du papier et leurs journaux respectifs pour créer un site d’information sur la vie politique à Washington. C’est ainsi que naquit Politico, un des plus grands succès de la presse numérique.

Pour cette entreprise, qui semblait au départ vouée à l’échec, ils disposaient de plusieurs atouts. D’une part, ils bénéficiaient du soutien d’Albritton, le seul groupe de medias basé à Washington qui prospérait grâce la gestion de plusieurs dizaines de stations locales de télévision. D’autre part, ils tiraient parti de la faiblesse du Washington Post qui, avant d’être repris avec succès par Jeff Bezos, semblait voué à un déclin inéluctable.

Aujourd’hui, Politico emploie 300 personnes dont 150 journalistes. Il a créé un service à New-York et, en 2015, une importante filiale à Bruxelles, Politico Europe. Ses comptes ne sont pas publics mais il semble que l’entreprise soit bénéficiaire. Les dirigeants d’Albritton croient tellement à son avenir qu’ils ont vendu leur réseau de télévisions locales pour 800 millions de dollars pour pouvoir investir dans le développement de cette activité nouvelle.

La réussite de Politico tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord, il a fait appel à des journalistes de très bon niveau, empruntés aux principaux titres de la presse écrite et qui ont appliqué les méthodes d’investigation des journaux les plus prestigieux. C’est ainsi, par exemple, qu’il a lancé en 2013, toujours sur le Web, Politico Magazine, consacré à des enquêtes en profondeur et dirigé par Suzann Glasser, une journaliste expérimentée venant du Washington Post et de Foreign Affairs. Par ailleurs, pour se financer, il a développé Politico Pro, un ensemble de lettres d’information spécialisées, vendues par abonnement à des tarifs élevés, de l’ordre de 3000 dollars par an.

Politico n’est qu’un des exemples d’une évolution spectaculaire du monde des médias aux États-Unis. Celle-ci est marquée par l’éclosion d’un certain nombre de sites visant à transposer sur le Web ce qui a longtemps fait le succès des titres de qualité. Dans une série d’articles publiés en 2015 par la New York Review of Books, le journaliste Michael Massing les passe en revue. Outre Politico, il en existe en effet beaucoup d’autres tels que le Huffington Post, Pro Publica, Vox, Quartz, The Intercept. Et cette liste est loin d’être exhaustive. Chaque branche d’activité, que ce soit l’environnement, la finance ou le renseignement a aussi ses sites spécialisés qui s’efforcent de fournir des informations inédites, non accessibles au grand public.

Comme pour la presse traditionnelle, celle que les observateurs américains appellent avec un peu de désinvolture les « legacy media », ces sites affrontent le redoutable défi du financement. Comme le souligne Michael Massing, faire mener des enquêtes en profondeur à une trentaine de journalistes bien formés et compétents a un coût qui est le garant de la crédibilité. Dans la pratique,  à l’instar de Politico, ces publications numériques cherchent à s’adosser à un groupe puissant qui acceptera, pendant au moins un temps, d’assumer les pertes en espérant arriver un jour à l’équilibre grâce à l’afflux des lecteurs et des annonceurs.

Toutefois, une autre source de revenus joue un rôle important dans cette aventure. Ce sont les fondations et les mécènes. Ceux ci profitent d’un régime fiscal très favorable pour conforter le pluralisme de l’information  qu’ils considèrent comme un élément fondamental de la vie démocratique.

Deux exemples illustrent cette démarche. Le premier est Pro Publica, un organisme à but non lucratif créé notamment par la fondation Sandler. Il finance des enquêtes de fond mises ensuite à la disposition des sites qui n’ont pas toujours les moyens de mener des investigations dans la durée. Les 45 journalistes de Pro Publica sont actuellement en train d’enquêter sur le terrorisme en Europe mais ils suivent en même temps les affaires américaines et la campagne des présidentielles.

L’autre est le geste de Pierre Omidyar, un investisseur du Net, cofondateur d’E-Bay, qui a décidé de consacrer 250 millions de dollars à un ensemble de sites, dont le plus connu est Intercept. Ce dernier a comme ambition de jouer le rôle de lanceur d’alertes sur les sujets les plus sensibles. Le démarrage d’Intercept, animé par Glenn Greenwald et l’équipe qui a rendu publiques les informations d’Edward Snowden, a été un peu chaotique. Certains journalistes se sont plaints des interventions excessives d’Omidyar et sont partis. Néanmoins, Greenwald a préféré rester et le site poursuit son parcours en multipliant les informations sur l’actualité américaine et internationale largement relayées par les réseaux sociaux.

Face à cette effervescence, la France parait quelque peu en retrait. Il existe certes des sites consacrés à l’information comme Slate ou Atlantico mais ils ont peu de moyens et de soutiens financiers. Le seul site d’investigation qui peut être comparé à ses homologues américains est Mediapart créé en 2008. Son fondateur, Edwy Plenel a publié récemment les comptes de 2015 qui sont très satisfaisants. L’an dernier, ce media qui n’accepte pas la publicité a enregistré 118 000 abonnés. Son chiffre d’affaires a dépassé 10 millions d’euros et son résultat courant s’est élevé à 1,5 millions d’euros. Il emploie 65 salariés dont une quarantaine de journalistes. Sa politique agressive d’investigation, illustrée par la révélation de l’affaire Cahuzac, a donc payé.

Au vu de ces différentes expériences, il convient de s’interroger sur la manière dont se dessine le nouveau paysage médiatique. Est-ce qu’on peut imaginer que l’information de qualité va progressivement être reprise par des sites internet indépendants, « pure players » selon l’expression consacrée, qui ont l’avantage d’avoir de faibles coûts de production et de diffusion et de ne pas être limités en volume comme le sont les journaux, contraints par leur pagination ?

Sur ce point, l’expérience américaine n’est pas encore concluante. On peut certes constater le dynamisme des pure players dont les travaux sont cités dans les revues de presse au même titre que les éditoriaux des journaux ou que les interventions des chaines d’information. Néanmoins leurs équipes, faute de ressources suffisantes, n’ont ni l’importance ni le professionnalisme des legacy media tels que le New York Times, le Washington Post ou le Wall Street Journal. Face aux 45 journalistes de Pro Publica, le NY Times aligne 1100 professionnels présents aux quatre coins du globe. Au surplus, le NY Times, le Post, comme le Guardian et le Financial Times ont mis en place des sites extrêmement riches en contenu  qui bénéficient de dizaines de millions de visiteurs et d’excellentes équipes d’informaticiens.

En France, il en va de même, La rédaction du Monde, forte de 300 journalistes, dispose de marges de manœuvre que les 40 journalistes de Mediapart ne peuvent pas atteindre.

Il reste que l’avenir économique de la presse et aussi des chaînes d’information est sombre. Tôt ou tard, des regroupements devront donc s’opérer entre les pionniers du numérique, dynamiques et créatifs et les prolongements sur Internet des médias traditionnels qui restent prisonniers des lourdeurs de leur mode de production.