Un bilan de la politique étrangère d’Obama: pitié pour le pianiste! edit

8 mars 2016

Que restera-t-il de la politique étrangère de Barack Obama au terme de son second mandat ? Pas grand’chose à en croire ses critiques, nombreux et d’horizons divers. Il y a les Républicains, qui après avoir dénoncé sa propension à l’excuse et à l’auto-flagellation, ses hésitations et sa faiblesse de caractère face à la Russie, la « carterisation » de sa présidence, parlent à présent, comme l’éditorialiste Charles Krauthammer, d’un « échec abyssal » de sa politique étrangère, qu’ils identifient à un recul de l’Amérique sur tous les fronts.

Les critiques se focalisent sur la Syrie, en particulier sur l’inaction américaine en août 2013 quand Bachar el-Assad a employé des armes chimiques, et ainsi franchi ce qu’Obama avait lui-même qualifié de « ligne rouge ». Laurent Fabius revenant sur cet épisode a dit le 16 février 2016: « Quand on écrira l’histoire, on écrira que c’est un tournant, pas seulement pour la crise du Moyen-Orient, mais aussi pour l’Ukraine, la Crimée et pour le monde. » À l’heure du bilan, il épousait ainsi la thèse républicaine d’un recul des Etats-Unis d’Obama dans le monde, que sa dérobade d’août 2013 aurait à la fois symbolisé et aggravé.

Il y a ainsi loin des espoirs de la première année de la présidence Obama, en 2009, avec la main tendue au monde musulman dans le discours du Caire, avec un processus de paix rééquilibré où les Etats-Unis s’efforçaient à nouveau d’arrêter la colonisation israélienne des territoires occupés, avec le « reset » des relations avec la Russie, avec un appel spectaculaire à relancer le désarmement nucléaire, année couronnée par l’attribution au président américain du prix Nobel de la paix. Qu’à ces espoirs manifestement excessifs ait succédé un retour à la réalité est normal ; ce qui l’est moins est la condamnation largement partagée des huit ans de la présidence d’Obama.  

En toute équité, il faut d’abord regarder la situation dont il avait hérité et ce qu’il a cherché à accomplir. L’héritage, c’est une double anomalie : d’une part la situation d’unique superpuissance de l’Amérique des années Clinton, portée par la croissance et l’optimisme historique de l’après-guerre froide ; d’autre part la sur-réaction de Bush au 11-Septembre, son intransigeance politique et idéologique, deux guerres longues et dures, en Irak et en Afghanistan, dont le bénéfice pour l’Amérique est au mieux incertain, et une géopolitique du Moyen-Orient profondément déréglée.  

Les deux héritages ont en commun l’exceptionnalisme, une propension à l’interventionnisme militaire, des engagements extérieurs qui restent centrés sur l’Europe et le Moyen-Orient, et la difficulté à assumer la redistribution de la puissance et les contraintes institutionnelles nouvelles qu’entraîne la mondialisation.

Obama, en raison de son histoire personnelle – né dans le Pacifique d’un père africain – de son absence de préjugé et d’expérience en politique étrangère, d’un entourage focalisé sur la politique intérieure, était sans a priori sur la politique étrangère, qu’il était spontanément porté à appréhender d’un point de vue global, plus qu’en héritier de la tradition diplomatique américaine. Il a cherché à la faire évoluer par rapport à ce double héritage, ce qu’on peut résumer en cinq points.

1. Poursuivre la lutte contre le terrorisme tout en mettant fin aux opérations d’Irak et d’Afghanistan, et en faisant l’économie de nouvelles interventions militaires au sol, auxquelles il a préféré le renseignement, les forces spéciales et les drones.

2. Diminuer la polarisation émotionnelle et idéologique entre l’Amérique et le monde musulman en relançant le processus de paix, en diminuant l’empreinte militaire des Etats-Unis dans la région et en prenant ses distances par rapport aux régimes conservateurs arabes.

3. Rééquilibrer la présence militaire et l’investissement stratégique américain en Europe et au Moyen-Orient au profit de l’Asie-Pacifique (le « pivot vers l’Asie »).

4. Mettre fin si possible aux antagonismes hérités du passé (avec la Russie, l’Iran et Cuba), et donner sa chance à la diplomatie dans leurs relations avec les Etats-Unis.

4. Utiliser la diplomatie multilatérales pour traiter les grands problèmes liés à la mondialisation : commerce et prolifération, ce qui n’est pas nouveau, changement climatique, sujet où s’engagent pour la première fois sans réserve les Etats-Unis.   

Ainsi formulé, ce programme est en partie une rationalisation ex-post de la politique d’Obama : le pivot vers l’Asie a été explicité en 2012, le multilatéralisme a été un choix pratique plus qu’une doctrine, et c’est à la faveur des printemps arabes, auxquels Obama ne s’est – heureusement – pas opposé, ainsi que du rapprochement avec l’Iran, qu’il a pris ses distances avec les régimes conservateurs sunnites.

Il reste que ce programme, au fond pragmatique, éloigné des slogans narcissiques de l’ère Clinton (où l’on parlait de l’Amérique comme de la « nation indispensable»), comme de la déraison néo-conservatrice de l’administration Bush, est une déclinaison rationnelle des objectifs que les Etats-Unis peuvent s’assigner aujourd’hui.

Il procède d’un constat réaliste, la surextension stratégique de l’Amérique par-rapport à ce que ses moyens et son opinion peuvent accepter, le besoin de se tourner vers les problèmes de l’avenir (l’Asie, le réchauffement climatique, la prolifération). Sur le plan intérieur, le coût et les désillusions de l’Irak et de l’Afghanistan ont rendu impensable une nouvelle opération terrestre américaine au Moyen-Orient : « celui qui la recommanderait au président devrait se faire examiner la tête » a dit Robert Gates, secrétaire à la défense (républicain) d’Obama.

Sur la plan extérieur, la montée de la Chine et des autres émergents,  le retour de la Russie, la résistance des hommes et des faits aux tentatives américaines de « remodelage » du Moyen-Orient font que les Etats-Unis ne jouissent plus de la même liberté d’action dans  le monde où  ils doivent agir de façon plus indirecte.

La politique étrangère d’Obama, du moins au début, procède aussi d’une ambition « idéaliste » : que les Etats-Unis soient perçus comme moins dominateurs, moins unilatéraux, et plus justes dans un monde où ils auront davantage besoin d’agir avec les autres, ambition qu’Obama a particulièrement nourrie vis-à-vis du monde musulman.

A l’appui de cette modestie relative de ses objectifs, que lui ont reprochée les Républicains, l’administration Obama s’est réclamée au début de son second mandat de l’exemple d’Eisenhower : une présidence peu belliqueuse, privilégiant l’action diplomatique et dont l’influence américaine était sortie renforcée. En tout cas, d’un point de vue européen, les objectifs ne sont pas le problème dans la politique étrangère d’Obama, et l’on ne peut qu’approuver l’idée d’une Amérique plus « normale » dans sa relation avec le monde, et recourant davantage à la diplomatie.

Si l’on laisse de côté la relance du désarmement nucléaire, qui était vouée à l’échec (Obama n’est pas isolé sur ce point parmi les présidents américains, et avant lui Carter ou Reagan en ont fait l’expérience), Obama peut faire état de quelques réussites : implacable dans la lutte contre le terrorisme, (il y a eu contre Al Qaïda et ses épigones dix fois plus d’attaques de drones sous Obama que sous Bush) il a fait tuer Ben Laden et à peu près démantelé son organisation. Il a réussi l’accord nucléaire avec l’Iran, et mis fin à un isolement de Cuba qui ne servait que le régime de Castro. Il a poursuivi en Asie une politique équilibrée qui privilégie le dialogue avec la Chine, tout en cherchant à rassurer ses voisins, et à resserrer ses liens de sécurité avec eux. Il a amené les Américains à reconnaître que le changement climatique était un vrai problème et à être une force de proposition plutôt qu’un frein.

A côté de ces éléments positifs, il y a deux situations face auxquelles les Etats-Unis d’Obama sont restés sans réponse, ou en tout cas sans solution, le Moyen-Orient et la Russie : deux sujets qui mériteraient chacun un  développement en soi, qui fasse sa place à l’héritage de l’ère Bush, aux dynamiques régionales, et à l’existence ou non de solutions politiques et militaires auxquelles Obama aurait pu recourir.  

De ce point de vue, la Russie et le Moyen-Orient se présentent de façon différente : l’échec du « reset », l’Ukraine, sont dues à une politique de retour à la puissance de Poutine, qui combine l’autoritarisme à l’intérieur, et la réaffirmation de la Russie, en particulier à sa périphérie, par l’intimidation et le fait accompli. Dans la crise ukrainienne, Obama a répondu par des sanctions économiques, a laissé aux Européens la manœuvre diplomatique, et a écarté la solution militaire, y compris la fourniture d’armement aux opposants de la Russie, exactement comme l’avait fait Bush en Géorgie en 2008 : politique peu glorieuse, mais réaliste et à laquelle personne n’a sérieusement objecté.

Le principal échec d’Obama reste le Moyen-Orient. Au-delà du caractère inextricable du problème palestinien, d’un alignement de forces que personne n’avait prévu– la Turquie, le régime de Maliki en Irak, les monarchies sunnites et Bachar El Assad favorisant tous la montée de Daech- la responsabilité d’Obama est en cause dans  quatre épisodes : le premier est la relance du processus de paix sur la base d’un gel de la colonisation dans les territoires occupés, tentée en 2009, et qui s’achève par sa capitulation face à Netanyahou avec une reprise des négociations sans gel préalable. Deuxième épisode : à l’automne 2012, alors que ses administrations lui recommandent de fournir des armes à l’opposition démocratique syrienne, il refuse alors qu’il est en campagne pour un deuxième mandat. Troisième épisode : l’absence de réaction lorsque la ligne rouge des armes chimiques a été franchie en août 2013. Enfin, au début de cette année, sa passivité alors que l’aviation russe bombarde les forces dont les Etats-Unis sont les plus proches en Syrie. (L’on a omis de cette liste la Libye, où Obama a pour l’essentiel suivi Sarkozy et Cameron).

Ces quatre épisodes n’expliquent pas à eux seuls la détérioration de la situation, mais ils sont tous importants. Le premier met fin au rééquilibrage de la politique américaine au Moyen-Orient. S’agissant de la Syrie, le refus d’armer l’opposition modérée en 2012 est décisif dans la modification du rapport des forces en faveur de Bachar El Assad (rappelons que la France fait le même choix, alors que Laurent Fabius déclare en août de la même année que « Bachar ne mérite pas d’être sur la terre » et en décembre que « ses jours sont comptés », ce qui ne le met pas dans la meilleure position pour critiquer Obama). L’emploi impuni des gaz en août 2013 est symboliquement très lourd : le pouvoir syrien a adressé le message à l’opposition que le combat serait sans merci, et celle-ci comprend qu’il n’y a aura pas d’intervention étrangère en sa faveur. L’absence de réaction devant les bombardements russes achève de signer l’impuissance de la politique américaine dans la région.

Or, dans ces épisodes, Obama est personnellement en cause : intelligence analytique, il aime être au point d’équilibre du débat (dans cette veine, il a déclaré en août 2014 que la Russie dans l’affaire ukrainienne n’agissait pas en position de force mais de faiblesse : analyse irréprochable, mais qui n’était pas propre à améliorer la situation alors que les forces russes épaulaient ouvertement les rebelles de l’Est). Il lui manque l’esprit de décision instantané, la résolution instinctive, la capacité d’accepter voire de rechercher la confrontation, qui caractérisent souvent les dirigeants politiques, pour le meilleur et pour le pire. Ces traits de caractère l’ont conduit à rester aussi longtemps que possible à distance de l’affaire syrienne ; forcé de s’y engager par les succès de Daech, il n’avait plus les moyens d’y intervenir de façon efficace.

Un reproche plus général que l’on peut faire à Obama est de ne pas avoir su cultiver davantage les partenariats de l’Amérique dans le monde, ce qu’il devait faire s’il voulait agir davantage par la diplomatie : il n’a pas répondu à l’Obamania, peut-être excessive, des Européens mais qui aurait dû être pour lui une ressource.  Distant, parfois jusqu’à la froideur, il n’a pas investi dans ses relations personnelles avec les autre dirigeants mondiaux au-delà du minimum requis.   

En termes de résultats, le bilan d’Obama est mitigé, ce qu’on peut attribuer au caractère inextricable des problèmes dont il a hérité, mais aussi à ses limites propres. Cependant, sa vision du monde, sa façon de concevoir les relations internationales, sont davantage tournées vers l’avenir que celles de ses prédécesseurs : elles annoncent une Amérique contrainte non seulement d’observer un temps de répit après les aventures de l’ère Bush, mais de devenir une puissance plus normale dans le monde global.

Le principal acquis de la politique étrangère d’Obama est dans cette prise de conscience. Les Européens devraient lui en faire crédit plutôt que d’emboîter le pas à ses détracteurs républicains, dont la résistance parfois hystérique à l’idée d’une Amérique « normale », les slogans passéistes, tels le « rendre l’Amérique à nouveau grande »  de Donald Trump, montrent deux choses : que le changement imprimé par Obama à la politique étrangère américaine ne va pas de soi et reste fragile ; que l’on pourrait bien le regretter, si imparfait que soit son bilan.