La face gauche du voile edit

12 février 2010

La nouvelle « affaire du voile » montre les incohérences et les inconséquences des stratégies politiques de l’époque. Incohérences et inconséquences auxquelles nul n’échappe si l’on écoute les différentes réactions. Ce fait divers politique aurait pu passer inaperçu si le contexte n’avait pas été aussi brûlant depuis des semaines à coup de débats sur la burqa et sur l’identité nationale. Des débats qui ont été lancés par une majorité aux abois, en quête de suffrages sur sa droite, et qui éclairent d’une lumière crue la façon dont la gauche a perdu ses repères sur ces questions. Les petits jeux de la gauche antilibérale apparaissent comme un révélateur de cette confusion.

Il y a d’abord dans cette affaire une confusion délibérée, érigée en principe politique. On nous explique du côté du NPA que tout est désormais possible puisque l’on peut être à la fois anticapitaliste, féministe, laïque et porter le voile. En d’autres termes, toutes les combinaisons d’opinions, de croyances et de choix sont disponibles et compatibles à l’envi.

La première conséquence en est que toute pensée s’en tenant à une certaine cohérence, qu’elle soit républicaine, marxiste, féministe, libérale, se voit présenter comme dépassée. Ainsi a-t-on pu entendre de brillants esprits disserter sur les différentes conceptions possibles de la laïcité : une « vieille », républicaine, fermée et sourde aux différences identitaires, et une « nouvelle », ouverte, multiculturelle, acceptant de laisser passer librement entre privé et public toutes sortes d’appartenances identitaires.

S’esquisse ainsi une nouvelle version du progrès : pourquoi donc ne pourrait-on pas voir demain des élus de la République, voire des fonctionnaires et agents publics, porter fièrement toutes sortes de signes témoignant de leur appartenance religieuse, politique, philosophique ou autre ? Il n’y aurait rien de gênant à cela puisque la liberté individuelle de se vêtir, coiffer ou comporter comme on l’entend serait respectée. Cet esprit individualiste et libéral du temps, qui se présente en toute bonne foi comme une sorte de progrès par rapport à des principes qui ne correspondraient plus à l’état de la société, pose néanmoins quelques problèmes de cohérence. On se contentera d’en évoquer deux.

La première difficulté vient du rapport au libéralisme sous-jacent à de telles considérations, à gauche tout particulièrement. L’argument principal à l’appui de la thèse favorable au port du voile par la candidate de NPA est simple et repris à loisir : pourquoi cette jeune femme ne pourrait-elle pas porter ce voile dès lors que c’est un choix individuel ? On notera au passage que la question de la réelle possibilité de choix offerte à certaines femmes musulmanes de porter le voile est supposée résolue a priori. Mais admettons la possibilité de libre choix individuel comme base de la discussion. Comment dès lors, ceux qui prônent cette liberté de choix « absolue » pour l’individu, puisqu’elle doit pouvoir s’exprimer jusque dans le cadre d’une candidature à une fonction publique, peuvent-ils, en même temps, refuser l’idée de cette même liberté de choix à l’individu comme agent économique : travailleur, consommateur, investisseur ? Comment être libéral voire ultralibéral en matière de choix d’expression des convictions, croyances ou opinions et antilibéral en matière de choix économique ? L’individu serait-il moins rationnel, et devrait-il donc être moins libre, pour choisir de croire à telle ou telle religion ou en telle ou telle opinion que lorsqu’il doit choisir de consommer, de travailler ou d’investir ?

Or, précisément, et c’est la deuxième difficulté soulevée par la prise de position d’Olivier Besancenot notamment, le marxisme – et le trotskysme à sa suite – nous enseigne que l’on ne peut pas faire confiance au choix individuel tel qu’il a été décrit par les libéraux, justement parce qu’il n’est pas libre mais contraint avant tout par son environnement économique (le rapport de force dans la production) puis par son environnement religieux, politique, philosophique, juridique, social… qui est construit à partir du premier pour en légitimer les effets sur l’organisation sociale. C’est classiquement le rapport de la « superstructure » (la politique, la religion, le droit, les idées…) à « l’infrastructure » (l’économie). Marx s’est d’ailleurs appuyé sur la religion, qu’il qualifiait selon sa célèbre formule « d’opium du peuple », pour décrire le mécanisme à l’œuvre dans ce qu’il appelle « l’idéologie », c’est-à-dire tout ce qui trompe l’individu par de fausses représentations de la réalité (économique) sur lui-même, ses besoins et ses désirs à l’âge du capitalisme libéral. Les capitalistes, les bourgeois, les possédants, utilisant leur situation favorable dans le rapport de force économique pour imposer leur idéologie et affermir ainsi leur domination sur les prolétaires en leur faisant croire, notamment, que ce système est celui qui leur assure la meilleure situation possible.

On ne peut donc qu’être étonné d’entendre, à l’occasion de cette affaire de voile, des responsables politiques qui se réclament encore ouvertement du marxisme se perdre aussi facilement dans les illusions de la liberté religieuse ! En effet si, comme le laisse supposer leur anticapitalisme militant, l’on prend au sérieux l’idée que c’est le rapport de force dans la production qui commande, alors la liberté individuelle, le choix des modalités de sa croyance religieuse et de l’expression de celle-ci dans l’espace public, ne peut être qu’une illusion, voulue, construite et manipulée… par le système capitaliste pour faire accepter les réels intérêts de celui-ci. En clair, s’ils refusent le capitalisme et la loi du marché, ils doivent alors, en toute logique, refuser les libertés et droits bourgeois, « formels » selon l’expression consacrée, qui vont avec.

Cette étonnante incohérence doctrinale n’a pourtant pas l’air de chagriner grand monde, y compris parmi les intéressés. Olivier Besancenot tient son rôle « d’idiot utile du sarkozysme » et polarise le débat sur un NPA qui n’est pas au mieux de sa forme. Rien ne vaut une bonne polémique pour attirer l’attention des médias et reprendre la main sur l’agenda politique. Mais si on peut comprendre le calcul, on n’en est pas moins frappé par la radicale inconséquence de ce positionnement. Car l’incohérence doctrinale déborde le cadre du débat d’idées pour se répandre en politique, grâce aux médias notamment, friands de ce genre de raccourcis, et dans les esprits des citoyens les mieux intentionnés, au détriment de l’esprit laïque précisément.

Ce pas de deux de l’antilibéralisme avec le libéralisme est enfin préoccupant pour la gauche. Car en stratège aux petits pieds, Olivier Besancenot ravive, par son incohérence doctrinale fondamentale, le clivage sur la République et les principes de la vie en société ; un clivage qui est, au sein de la gauche, bien plus inquiétant et lourd de conséquences que celui qui porte, comme il voudrait nous le faire croire à longueur de tirades formatées pour les médias, sur l’économie.