Immigration et protection sociale edit

25 juin 2009

La montée des populismes et des mouvements xénophobes en Europe est la face la plus visible d’un mouvement plus profond, qui voit une part croissante de l’électorat traditionnel de la gauche s’interroger sur la générosité des systèmes sociaux, notamment envers les travailleurs étrangers. La gauche peut-elle ignorer cette question ? Non. Doit-elle pour autant se plier à cette logique ? Non plus.

Les récessions profitent traditionnellement aux partis de gauche, dont le soutien aux politiques de redistribution est perçu par les électeurs comme une espèce de réassurance. Si un salarié perd son emploi ou voit ses revenus baisser, il y aura quelqu’un pour s’inquiéter de lui. « Personne ne sera laissé de côté » pourrait être la devise des sociaux-démocrates. L'âge d'or de la social-démocratie au Parlement européen, ce fut le milieu des années 1990, quand l'UE affichait un taux de chômage à deux chiffres. La primauté du groupe social-démocrate à Strasbourg a disparu à mesure que le taux de chômage européen convergeait avec celui des États-Unis et que le taux d'emploi s’approchait des objectifs de Lisbonne. Mais la récession actuelle n’a pas inversé la tendance : on a vu au contraire une droitisation de l’échiquier politique et l’essor de mouvements xénophobes, tandis que s’effondraient les partis de gauche associés historiquement avec la construction de l'État-providence en Europe. Pourquoi ?

La réponse à cette question pourrait bien être l'immigration. Au cours des 20 dernières années, plus de 26 millions de personnes ont émigré vers l'UE15, contre environ 20 millions aux États-Unis, 1,6 million en Australie, et moins d’un million au Japon. Depuis le début du millénaire, des pays comme l’Irlande et l’Espagne, aujourd’hui particulièrement touchés par la crise, ont doublé la proportion d’étrangers au sein de leur population. Certes, ces flux se sont formés avant la récession et ils se sont aujourd’hui taris, voire inversés ; la règle empirique qui décrit ce mouvement, mise en évidence récemment par Hatton et Williamson, prévoit grosso modo une réduction de 2% des flux migratoires par point de croissance en moins dans le pays d’accueil, ou encore de « 10 migrants en moins pour 100 emplois perdus ». Mais la combinaison entre une forte immigration récente, la récession, et l'État-providence semble inquiéter de nombreux Européens.

C’est en tout cas ce que suggèrent les données de l'Enquête sociale européenne, qui révèlent une détérioration marquée de la perception des migrants par les Européens depuis 2002 ; cette détérioration est associée à l’idée que les migrants sont un fardeau fiscal, en tant que bénéficiaires de la redistribution et des généreux transferts permis par les modèles sociaux européens. La part des citoyens de l’UE demandant le rapatriement des immigrés chômeurs de longue durée a augmenté sensiblement : elle a triplé en Espagne, doublé en France et en Italie, et augmenté d’un gros quart au Royaume-Uni et en Allemagne.

Des politiques redistributives qui avaient pour vocation de promouvoir l'inclusion sociale sont ainsi devenues, paradoxalement, le principal argument d’une volonté d’exclusion sociale massive. Et cela ne devrait pas s’inverser de sitôt : à présent que les déficits publics se creusent et que le taux de chômage explose à nouveau, les citoyens d’Europe occidentale s’inquiètent légitimement des coupes que même les plus fervents promoteurs de la redistribution seront immanquablement amenés à opérer. À moins, concluent une part croissante des Européens, que les gouvernements ne parviennent à limiter l’immigration ou au moins l'accès des immigrés aux prestations de l’État-providence.

La promesse de réassurance incarnée par les sociaux-démocrates est ainsi considérée avec suspicion par un nombre croissant et désormais significatif de citoyens appartenant aux groupes qui les soutiennent traditionnellement : ouvriers, ménages à faibles revenus, personnes vivant de la protection sociale. Faut-il en conclure que les sociaux-démocrates devraient renoncer à leurs idéaux ou se préparer à disparaître ? Pas nécessairement.

S’il s’agit de répondre à cette demande des classes populaires, les coalitions de droite et les mouvements xénophobes sont évidemment plus crédibles que les sociaux-démocrates pour limiter les flux migratoires et éventuellement l’accès des immigrés aux bénéfices de l’État-providence. L’Italie, à droite, et l’Espagne, à gauche, illustrent bien cette différence. En Italie, les transferts sociaux aux pauvres excluent sans états d’âme ceux qui n’ont pas de passeport italien, sans s’inquiéter du fait qu’ils aient des papiers en règle ou qu’ils paient leurs impôts ; des bateaux entiers de candidats à l’immigration, parmi lesquels figurent sans doute des demandeurs d'asile, sont renvoyé en Libye (et personne ne sait ensuite ce qui leur arrive). En Espagne, où les ressortissants étrangers bénéficient comme les autres citoyens des transferts sociaux, le gouvernement a publié récemment un rapport documenté sur cette immigration, montrant notamment qu’elle a joué un rôle majeur dans le boom économique de la dernière décennie. En Espagne l’immigration est gérée par le ministère du Travail, alors qu’en Italie c'est le ministre de l'Intérieur, de la Ligue du nord, qui est en charge du dossier.

Mais il est loin d’être prouvé que des mesures durcissant les politiques d’immigration et tendant à exclure les migrants de l'accès à l’État-providence offrent réellement une réponse durable aux inquiétudes des classes populaires. Le nombre croissant d’immigrés sans papier dans les pays européens montre bien les limites d’une politique restrictive. Quant à exclure les migrants de l’État-providence (ou plus modestement de l’accès aux aides sociales), c’est très difficile ; l'expérience des États-Unis suggère que les restrictions peuvent être annulées par des tribunaux, notamment quand existent déjà des organisations de soutien au migrants. En outre, de telles politiques sont source de tensions sociales. Aussi les recettes aujourd’hui favorisées par les électeurs peuvent-elles échouer.

Au lieu d'imiter leurs adversaires, les sociaux-démocrates pourraient alors essayer de découpler la question de l’immigration et celle de l'Etat-providence. Comment ?

Cela pourrait passer par le soutien, à l’échelle européenne et en particulier au Parlement de Strasbourg, à une politique commune réprimant l’immigration illégale, en donnant par exemple un rôle plus important à l’agence Frontex, créée en 2004 avec cet objectif, mais qui n’a jamais vraiment fonctionné. Cela peut aussi impliquer le soutien à une politique européenne d’immigration sélective européenne, encourageant les flux des travailleurs qui risquent le moins de peser sur les comptes sociaux parce qu’on sait qu’il existe une demande pour leur spécialité. Cela permettrait au passage de rappeler cette vérité méconnue, que partout en Europe les migrants sont des contributeurs nets aux systèmes sociaux.

Dans cette stratégie de découplement, les interrogations sur les systèmes sociaux et leur capacité à fonctionner équitablement devraient aussi trouver des réponses. Ces systèmes devraient être rendus plus dynamiques et pourquoi pas retrouver l’esprit assuranciel qui fut le leur à l’origine. En particulier, l'éligibilité pourrait être rendue conditionnelle au paiement de contributions. Les abus devraient être sanctionnés socialement et administrativement.

La Suède est peut-être le pays européen qui a fait le plus de progrès pour réformer ses politiques sociales dans l’esprit que j’ai indiqué. Est-ce par hasard que les sociaux-démocrates suédois ont été, de tous les partis défendant l’État-providence, le seul à sortir gagnant de ces élections européennes ?

Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.