Quelle solidarité financière européenne ? edit

27 février 2009

Depuis la chute de Lehman Brothers, nos gouvernements s'efforcent de renflouer le secteur bancaire à force d'apports en capital. Pour autant, l'objectif de relance du crédit demeure hors d'atteinte. Au contraire, les problèmes semblent s'aggraver de semaine en semaine d'une manière inéluctable. Ainsi en sommes-nous arrivés au point où l'onde de choc frappe le crédit des États eux-mêmes. De nombreux commentateurs s'accordent sur la nécessité d'une action coordonnée. Peut-on imaginer par exemple une structure commune de défaisance ?

Il importe de prendre conscience de l’ampleur du problème. L'Islande est l'exemple le plus évident, mais nous avons aussi vu l'Irlande évoquer l'aide du Fonds monétaire international, les agences de notation dégrader la dette de plusieurs autres membres de l'eurozone et la livre sterling chuter sur le marché des changes.

Dans ce contexte, un nombre croissant de commentateurs recommandent un scenario à la suédoise, soit une nationalisation officielle des plus grandes banques telle qu’elle fut pratiquée par le gouvernement de Stockholm au début des années 1990. Cette solution permettrait en effet d'apporter les créances douteuses des établissements bancaires à une structure de défaisance (ou “bad bank”) sans avoir à se poser a priori la question fort complexe de la valeur de celles-ci. Les banques ainsi soulagées de ces foyers de pertes pourraient alors se consacrer au financement de l’économie au bénéfice des entreprises et des ménages.

À ce stade de la crise actuelle, les gouvernements n’ont accepté les nationalisations bancaires qu’in extremis (cf. Northern Rock en Angleterre en 2007 ou peut-être bientôt Hypo Real Estate en Allemagne). D’aucuns attribuent cette réticence à des considérations idéologiques. Celles-ci jouent certainement leur rôle, car il reste difficile en économie de marché de remettre en cause le droit de propriété jusqu’au moment où toute autre solution semble impossible. Le problème du dédommagement éventuel des actionnaires ou des créanciers n’est pas non plus simple à résoudre. Toutefois, ces facteurs deviennent secondaires lorsque la nécessité de rassurer les déposants et de maintenir la stabilité du système de paiements ne laisse entrevoir qu’une seule option, la prise de contrôle à 100% par l’État (ne serait-ce qu’à titre temporaire, comme dans le cas d’IndyMac aux États-Unis en 2008), qu’on l’appelle par son nom ou pas.

Malheureusement, une telle démarche se heurte aujourd’hui à un obstacle bien plus important du fait de l’ampleur même du problème auquel nous sommes confrontés. Elle revient en effet à consolider les passifs des établissements bancaires concernés dans la dette publique de l'État de tutelle (les actifs aussi bien sûr, mais ceux-ci ont par définition perdu une grande partie de leur valeur). Or les montants sont considérables, ce qui entraîne mécaniquement une hausse significative du ratio dette/produit intérieur brut (PIB). Or ce chiffre est d’autant plus scruté par les investisseurs internationaux qu’il tend à augmenter rapidement du fait des différents plans de relance. Comme le dit Kenneth Rogoff, professeur d'économie à Harvard, au sujet du Royaume-Uni, « le trou est trop profond pour être couvert par le contribuable ». Tel est également l’argument de Willem Buiter, professeur d’économie politique à la London School of Economics, lorsqu’il évalue le total de bilan des banques britanniques à 440% du PIB.

Il en résulte une réticence compréhensible de part et d'autre de l'Atlantique face à ce qui serait sans doute nécessaire pour crever l'abcès rapidement. Au sein de l'Union Européenne en particulier, les gouvernements alignent une série de mesures ponctuelles et disparates en réponse aux pertes croissantes des banques, chaque fois avec l'espoir que telle recapitalisation sera la “der des der”. Tout le monde y va de son côté, renforçant le risque que cette crise bancaire ne débouche sur ce que le Premier ministre britannique, Gordon Brown, qualifie d’isolationnisme financier. Ce danger ne représente rien de moins que le repli sur soi de chaque État-membre : les Allemands prêtent chez eux, les Britanniques de même et ainsi de suite.

Nous sommes en réalité confrontés à un problème d’action collective tout à fait classique. Jean Monnet l’avait d’ailleurs parfaitement décrit : l’objectif est de conduire les gouvernements « à envisager les problèmes qui se posent à eux, non plus sous l’angle de leur propre intérêt, mais à la lumière de l’intérêt général ». En l’espèce, l’intérêt général consiste à soutenir l’activité via la production de crédits.

À cette fin, il serait opportun d’envisager la création d’une agence de défaisance communautaire à laquelle les actifs dits toxiques des banques nationalisées pourraient être transférés. Les actifs en question (et le produit de leur cession in fine) resteraient la propriété juridique de l’État-membre apporteur, mais la gestion serait confiée à des experts indépendants contractuellement employés par l’agence. Celle-ci – qui pourrait éventuellement être également mise à la disposition des autres États-membres de l’Espace économique européen (EEE) – aurait une durée de vie limitée. Une fois la crise passée et les actifs vendus, l’agence cesserait d’exister.

Comptablement, avouons-le d’emblée, cette proposition ne changerait rien. Chaque État resterait responsable de ses propres dettes (à ce stade, les gouvernements nationaux semblent encore incapables d’accepter le degré d’union économique qu’une vraie mutualisation impliquerait). Politiquement, par contre, il en irait tout autrement. D’abord parce que les problèmes de liquidation seraient traités de façon équitable, transparente et professionnelle, sans risque d’arbitraire, par un prestataire de services indépendant. Ensuite et surtout parce que l’Union aurait montré sa volonté d’agir ensemble face à une crise mondiale qui n’épargnera personne.

Un exemple suffit à démontrer l’impact de la proposition. Les banques autrichiennes auraient accumulé une exposition totale aux anciens pays de l’Est devenus membres de l’Union équivalente à 80% du PIB national. Comme le fait remarquer Wolfgang Münchau du Financial Times (23 février 2009), le risque de défaillance des emprunteurs de la région devient de ce fait un problème que les autorités de Vienne ne sauraient maîtriser seules. Il n’en est d’ailleurs pas question. Imaginons cependant que l’Autriche soit obligée à terme de venir au secours de ses banques. Dans l’état actuel des choses, il y a fort à parier que le prix à payer soit un désengagement au moins partiel des marchés extérieurs. Ne voyons-nous pas le gouvernement britannique pousser la Royal Bank of Scotland, qu’il vient de renflouer, à se séparer de ses activités en Asie ? En conséquence de quoi, peut-on imaginer que les débiteurs en difficultés soient traités avec une égale mansuétude suivant qu’ils sont ou non ressortissants de l’État de tutelle de leur prêteur ? Dire cela ne signifie en rien une critique d’ordre nationaliste de notre part. Il s’agit du simple constat de l’existence d’un engrenage. Pourquoi en effet attacher la même importance à des emprunteurs qui ne seront plus clients à l’avenir ? Ainsi, de fil en aiguille, détricotera-t-on le marché unique.

A contrario, supposons que les actifs toxiques desdites banques soient confiés à une agence de défaisance européenne. Quelle meilleure garantie d’équité pourrait-on offrir aux emprunteurs hongrois, roumains, tchèques etc. ? Le geste de solidarité, évoqué plus haut, vis-à-vis de pays partenaires au sein de l’EEE, comme l’Islande (voire la Suisse), participerait du même esprit. Peut-on envisager moyen plus simple et plus efficace d’afficher une véritable solidarité financière européenne ?