Pour un droit d’ingérence monétaire edit

6 janvier 2010

Le président de la Réserve Fédérale vient de livrer à un plaidoyer pro domo à l’occasion du meeting annuel de l’Association économique américaine. En un mot, il réfute l’accusation selon laquelle une politique monétaire américaine trop laxiste au début de la décennie précédente serait responsable de la bulle immobilière aux Etats-Unis et, ipso facto, de la crise mondiale de 2008-2009. Une mauvaise réglementation financière serait à l’origine de tous nos maux. On ne s’aventure pas aisément à critiquer un économiste de la stature de Ben Bernanke, ni le président d’une institution qui, avec d’autres comme la BCE, a su prendre des décisions courageuses au pire de la crise et, ce faisant, nous a probablement évité le pire. Mais là, il faut s’arrêter un instant et prendre du recul. Ramener l’origine de la crise à un problème de réglementation et de mauvais modèle financier pourrait se révéler extrêmement dangereux, si cette thèse, qui fait fi des caractéristiques essentielles du cycle économique mondial initié en 1998, devenait dominante.

La mondialisation moderne est la conséquence directe de la chute du mur de Berlin et du knock-out des gestions autoritaires des économies socialistes européennes et asiatiques. La grave récession dont nous commençons à sortir marque la fin de la première phase de cette mondialisation. La suivante sera différente. Elle pourrait devenir dangereusement chaotique, si nous n’évitons pas ce qui, dans la phase précédente, a déclenché la crise de 2008-2009 : l’absence de réaction adaptée des politiques économiques face à l’emballement de la croissance et du crédit mondiaux.

En faisant le choix de l’économie de marché pour sortir la Chine de sa terrible pauvreté, Deng Xiaoping a changé notre monde. Car il introduisait dans le marché mondial une économie potentiellement cinq fois plus large que celle des Etats-Unis. Par des choix similaires, les pays d’Europe centrale et orientale ainsi que l’Inde ont amplifié le processus de mondialisation. Après les difficultés des premières années –on ne sèvre pas une économie de la tutelle des planificateurs du jour au lendemain— la mondialisation prit véritablement son essor après la crise asiatique de 1998. Les historiens qualifieront peut-être un jour la décennie qui s’ensuivit de mondialisation heureuse. Qu’on en juge : un rythme annuel de 4% pour la croissance économique mondiale, supérieur de près d’un point à celle de la période 1975-1997, sans chocs économiques majeurs, malgré l’éclatement de la bulle technologique et les attentats du 11 septembre 2001, et pratiquement sans inflation. Les économies qui jouèrent le jeu du commerce mondial et de l’économie de marché ont ainsi pu, en quelques années, relever spectaculairement le niveau de vie moyen de leurs populations, sans que celui-ci ne baisse dans les pays à haut revenu.

Avec le recul, deux failles menaçaient ce qui semblait être un modèle gagnant-gagnant. D’un côté, une économie véritablement mondialisée où le commerce mondial croissait deux fois plus rapidement que la production; de l’autre des banques centrales hétéroclites et peu enclines à coordonner leurs actions pour ralentir la croissance, alors même que l’envolée des prix des matières premières et de l’immobilier indiquaient dès 2005 que l’économie mondiale entrait en surchauffe. D’un côté, une mondialisation financière portée par des institutions transnationales alimentant une progression incontrôlée du crédit ; de l’autre des régulateurs et superviseurs également hétéroclites, parfois tentés de s’aligner sur le système le plus laxiste pour ne pas désavantager leur industrie financière. En témoigne l’autorisation donnée par la SEC en 2004 aux banques d’investissement américaines de relever leur levier au niveau de celui des banques européennes, pourtant déjà dangereusement élevé.

Année après année les rapports de la Banque des Règlements Internationaux avaient attiré l’attention sur ces dangers, sans entraîner pour autant l’émergence d’une coordination internationale de facto, sinon de jure, au contraire. L’arrangement historique entre la Chine et les Etats-Unis, parfois étiqueté Bretton-Woods II, qu’on peut expliquer par l’absence d’alternative aux bons du Trésor américains pour recycler les réserves de change chinoises, transforma le laxisme monétaire d’Alan Greenspan du début du siècle en machine à surchauffe planétaire.

Ironiquement, l’analyse post-mortem faite par son successeur au meeting de l’AEA confirme bien ce laxisme monétaire américain : c’est en utilisant des prévisions d’inflation dans une « règle de Taylor », où l’on juge de l’adéquation d’un politique monétaire vis-à-vis des deux objectifs de stabilité des prix et de plein emploi, que Ben Bernanke tente de blanchir la politique de son prédécesseur, qu’il avait d’ailleurs soutenu. Mais, comme il l’indique très scrupuleusement, le même exercice conduit avec la véritable inflation indique que la politique monétaire était trop laxiste. Le facteur manquant qui biaisait les prévisions d’inflation domestiques était justement sa dimension internationale.

Via les carry trades, le dopage aux amphétamines monétaires se propagea à toutes les économies dotées d’un système financier moderne.

En ciblant des boucs émissaires symboliques comme les bonus des traders ou les hedge funds, les dirigeants du G20 ont échoué à définir un cadre institutionnel pragmatique et efficace pour coordonner les politiques monétaires et de régulation de l’offre de crédit au niveau mondial. Et, malheureusement, Ben Bernanke vient d’apporter son blanc-seing à cette politique de l’autruche du G20. Lorsque le prochain cycle économique prendra vraiment son essor, cette année ou l’an prochain, il sera indispensable que les autorités monétaires des grandes zones économiques, Etats-Unis, zone euro, Chine et Japon, prennent en compte la dimension mondiale de l’inflation. Le retour de cette dernière annoncerait la prochaine crise, probablement plus dévastatrice que la précédente, car elle convaincrait les opinions publiques que la mondialisation est un échec.

Tout espoir n’est cependant pas perdu : le G20 a permis la création du Conseil de stabilité financière. S’il acquiert de l’autorité, le Conseil pourra en effet contribuer à réguler l’offre globale de crédit. Mais il reste à convenir d’un cadre de coopération permanente pour prévenir les risques de surchauffe mondiale, un directoire monétaire du G4, en quelque sorte. Cela supposerait la mise en place d’une ébauche de droit d’ingérence en matière de politique monétaire. Mais c’est le prix à consentir pour que la mondialisation économique, qui reste la meilleure arme anti-pauvreté connue à ce jour, trouve un meilleur équilibre et ne dégénère pas en chaos politique.