Normes comptables internationales : le débat continue… edit

14 mai 2007

Avec la rencontre Bush-Merkel du 30 avril qui ouvre la voie à leur reconnaissance aux Etats-Unis, les normes comptables internationales ont franchi une nouvelle étape dans leur conquête du monde. Le sujet n'est aride qu'en apparence : les choix de normalisation, par leur impact sur les décisions des entreprises, sont une forme de politique économique. Mais de nouveaux doutes apparaissent en même temps sur la viabilité de cette expérience pionnière de gouvernance mondiale.


Depuis une décennie, le succès des normes comptables internationales IFRS (International Financial Reporting Standards) a été spectaculaire. Après l’Union européenne en 2002, la plupart des grandes économies développées et émergentes, hors Etats-Unis et Japon, les ont adoptées ou ont annoncé leur intention de le faire dans un proche avenir. Le Financial Times estimait récemment la « part de marché » des IFRS à 45% de la capitalisation boursière mondiale, contre 33% pour les normes américaines. Cette conquête du monde en quelques années reflète une très forte demande de la part des marchés financiers, afin de disposer d’une information comptable de haute qualité et comparable d’un pays à l’autre.

En permettant à des entreprises cotées aux Etats-Unis de choisir les IFRS, éventuellement dès 2009, la reconnaissance mutuelle évoquée par Bush et Merkel mettrait fin au monopole de normalisation comptable dont disposent les autorités américaines depuis le New Deal. L’abandon de souveraineté correspondant ne doit pas être sous-estimé. La normalisation comptable est un des champs d’action publique qui a le plus d’influence pratique sur les comportements des grandes entreprises. Lorsque la comptabilisation des stock-options comme charges a été rendue obligatoire, les attributions de stock-options ont diminué brutalement. La délégation de ce pouvoir à une entité privée, l’IASB (International Accounting Standards Board, qui édicte les normes IFRS) constitue une tentative inédite de gouvernance économique à l’échelle mondiale.

Les Européens en ont découvert l’importance en 2003-04, quand la « juste valeur » et d’autres concepts abscons ont fait l’objet de batailles homériques dans la grande presse. Après la transition réussie aux normes IFRS en 2005, on avait pu croire que la comptabilité redeviendrait un sujet purement technique. Mais il n’en est rien : au moment même où les Etats-Unis avancent vers la reconnaissance des IFRS, une nouvelle controverse politique sur les normes comptables est en train de naître au sein même de l’Europe.

La polémique porte sur la nouvelle norme IFRS 8, adoptée par l’IASB fin 2006 et qui modifie la manière dont les entreprises publient leur performance par « segments », lignes d’activité et zones géographiques. Il s’agit d’un enjeu-clé pour les investisseurs, car cette « information sectorielle » leur sert de base pour modéliser et évaluer l’activité des entreprises, et donc pour leurs propres décisions d’investissement. Certains professionnels jugent IFRS 8 moins exigeante que la norme antérieure, et craignent que sa mise en œuvre se traduise par une information de qualité insuffisante.

Le mois dernier, le Parlement Européen a adressé un avertissement inédit à l’IASB en refusant d’entériner IFRS 8, et en forçant la Commission à engager une étude d’impact qui durera plusieurs mois. Une motion transpartisane a été également déposée à la Chambre des Communes britannique, décrivant la norme IFRS 8 comme « totalement inacceptable ».

Au-delà du débat technique, cette montée en tension inattendue reflète également des enjeux de souveraineté. La norme IFRS 8 est calquée sur une norme américaine, et son adoption par l’IASB s’inscrit dans le programme dit de « convergence » à travers lequel l’IASB a accepté de donner au normalisateur américain un pouvoir de codétermination sur la plupart de ses nouveaux projets. La réaction européenne contre IFRS 8 peut être lue comme une protestation contre ce statut privilégié octroyé aux Etats-Unis, en contradiction apparente avec le principe d’indépendance de l’IASB vis-à-vis de ses parties prenantes nationales.

L’IASB a accompli des efforts importants depuis 2000 pour améliorer sa gouvernance et renforcer sa légitimité. Ses membres sont des experts reconnus, ses biais géographiques ont été en grande partie corrigés, ses processus de consultation sont devenus plus ouverts et transparents, et sa compétence collective est bien supérieure à celle de la plupart des normalisateurs nationaux. L’IASB a également prouvé son indépendance vis-à-vis de l’UE, à travers son refus en 2004 de céder aux pressions européennes pour amender la norme IAS 39 sur les instruments financiers. Mais il lui reste encore à établir le même degré d’indépendance vis-à-vis de la partie américaine.

La voie est étroite. L’IASB doit pouvoir rassurer les Européens sur le fait que les normes IFRS ne sont pas dictées depuis Norwalk (le siège du normalisateur américain dans le Connecticut) ou Washington, tout en avançant vers la reconnaissance de ces mêmes normes outre-Atlantique. Or celle-ci, malgré les annonces de lundi, est encore loin d’être acquise.

Pour asseoir son autorité, l’IASB devra sans doute réformer son schéma original de gouvernance, en se donnant des instruments nouveaux pour rendre des comptes à ses mandants. Aujourd’hui, l’IASB est supervisé par un groupe de vingt-deux Trustees, recrutés par cooptation. En dépit de la qualité des Trustees actuels, des mécanismes de nomination et de contrôle plus structurés seraient nécessaires pour donner aux parties prenantes, et notamment à la communauté des investisseurs qui constituent les principaux utilisateurs des comptes en IFRS, une véritable voix dans le contrôle du processus de normalisation. L’affirmation d’une légitimité sans faille vis-à-vis des acteurs des marchés est en effet la seule manière pour l’IASB d’échapper aux tentatives de contrôle politique par les Etats qui lui délèguent leur pouvoir de normalisation.

En prenant la première l’initiative de la reconnaissance des IFRS en 2000-2002, l’Europe s’est donné une responsabilité particulière sur leur bon fonctionnement. Les Européens ont donc un intérêt spécifique à ce que l’IASB, en réformant ses structures et en affirmant son indépendance, se donne les moyens de poursuivre avec succès l’expérience unique de gouvernance mondiale qu’elle a commencé à réaliser.