La BCE doit se préparer au pire edit

23 décembre 2010

Dans le Financial Times du 17 décembre, Lorenzo Bini-Smaghi, membre du directoire de la Banque centrale européenne, a donné une défense magistrale, quoiqu’un rien condescendante, de la stratégie zéro-défaut actuellement menée par les autorités de la zone euro. Ses arguments sont que comme les titres de dette publique sont détenus par de très nombreux agents, un défaut nuirait aussi bien aux banques qu’aux citoyens européens, déclenchant probablement des paniques bancaires et forçant les gouvernements à prendre des mesures autoritaires analogues au corralito argentin de 2001 ; or comme les vraies démocraties ne s’autorisent pas ces pratiques on aurait donc une solution de fortune, aux conséquences bien pires que celles de politiques fiscales restrictives et de réformes structurelles. Ce sont de solides arguments. Mais on est en droit de se demander pourquoi les démocraties ne pourraient pas faire défaut, ce que les réformes structurelles ont à voir avec la discipline fiscale et, si c’est le cas, quand commencera-t-on à percevoir leurs effets bénéfiques.

La faiblesse de l’argument tient à ce que Bini-Smarghi ne fait aucun effort sérieux pour envisager les issues probables. Il raisonne comme si ce que souhaite la BCE arrivera forcément. Or depuis presqu’un an aujourd’hui, les décideurs, BCE comprise, sont à la remorque des événements. Au début on a dit à la Grèce de ne pas demander d’aide au FMI et de se débrouiller avec un prêt de 10 milliard d’euros. En fin de compte elle a emprunté 110 milliards d’euros dont une partie auprès du FMI, ce qui montre bien à quel point les décideurs étaient loin du compte. Pire, cet emprunt ne devait pas être appelé un sauvetage, parce qu’à l’évidence il contredisait l’esprit, et peut-être la lettre, de la clause de no-bail out du traité européen. La raison invoquée pour justifier cette nouvelle contribution au jargon européen était que le virage à 180° par rapport aux principes précédemment fixés visait à éviter la contagion et les défauts. Les deux arriveront. La contagion a désormais commencé à s’étendre. La BCE, qui avait autrefois juré de ne jamais acheter de dette publique, l’a fait à grande échelle, et on est loin d’en voir la fin, au point qu’elle demande aujourd’hui une recapitalisation. Le fait que la BCE demande plus de capitaux est un aveu explicite qu’elle envisage la possibilité de défauts.

Plutôt que d’exclure des événements tout à fait plausibles, la BCE devrait expliquer comment elle ferait si des défauts devaient survenir. Ce serait une situation terriblement embrouillée, en effet, et les réponses seraient cruciales pour déterminer la gravité de ses implications. Lorenzo Bini-Smaghi rappelle des exemples de défauts mal conduits, mais il ne dit rien de ce qu’il ferait s’il devait affronter une telle situation. Il est préférable de prévoir le pire plutôt que d’argumenter en faveur du meilleur. À tout le moins, six questions complexes doivent être traitées en toute urgence.

Une première question est de savoir si les États membres de la zone euro peuvent faire face aux marchés. Nous savons que les besoins de refinancement des dettes publiques vont augmenter dans l’année à venir. Selon le FMI, la Grèce, Irlande, Portugal et Espagne entre le dernier trimestre de 2010 et celui de 2011 vont devoir lever 320 milliard d’euros, dont une grande partie la plupart dans les six premiers mois de l’année. Ajoutez l’Italie et vous obtenez 712 milliards. Il est compréhensible que la BCE ait appelé à augmenter le Fonds de stabilité financière européenne (FSFE) qui peut fournir jusqu’à 440 milliards. Mais cette demande vient d’être refusée par les chefs d’État. Même avec de l’argent de FMI, il est donc peu probable que nous ayons les moyens de calmer les inquiétudes des marchés s’ils sont amenés à refuser de fournir de l’argent frais. Nous n’avons que quelques semaines à attendre avant de savoir si cela arrivera mais les dernières notes attribuées par les agences de notation contredisent l’optimisme officiel.

La deuxième question concerne la stratégie d’éviter des défauts. Officiellement, les créanciers ne devraient pas courir de risque sérieux jusqu’en 2013, quand de nouveaux fonds seront créés, suivant la ratification unanime d’un changement « mineur » du traité européen. Or non seulement cette ratification est loin d’être acquise, mais il est peu probable que les marchés attendent jusqu’en 2013. En l’absence d’un mécanisme collectif, chaque pays membre sera obligé de se défendre lui-même. Non seulement c’est le meilleur moyen de s’assurer une contagion rapide, mais cela garantit aussi le type de réactions en désordre qui justifie selon Bini-Smaghi d’éviter à tout prix les défauts. Dit autrement, en nous dispensant de préparatifs nous augmentons le risque d’un très mauvais scénario. C’est étonnant, car les défauts de dette souveraine ne sont pas des événements rares et exceptionnels, et ce ne sont pas non plus des défauts tout noirs ou tout blancs : la plupart sont partiels et prennent la forme d’une restructuration de dette qui a pour résultat des pertes limitées. Eduardo Borenstein et Ugo Panizza (2008) identifient ainsi vingt défauts depuis 1981-2004, presque un par an. Aucun n’est survenu en Europe – nous devons retourner à l’entre-deux-guerres pour trouver un défaut européen – mais il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas le cas. Les mêmes auteurs trouvent que les coûts des défauts sont « significatifs mais peu durables » et qu’ils « semblent raccourcir la durée de vie de gouvernements et des responsables en charge de l’économie ». On comprend alors pourquoi les décideurs ont tendance à les retarder, mais l’expérience montre que les coûts sont d’autant plus élevés que l’on cherche à gagner du temps. Les Européens peuvent se considérer au-dessus de la pratique des défauts, mais leur comportement actuel s’ajuste assez bien au modèle général.

Troisième question, comment les États membres de la zone euro peuvent-ils organiser des défauts si et quand ceux-ci deviennent inévitables. L’approche actuelle est d’imposer aux États concernés des modèles de comportements jugés acceptables par les autres pays, ceux qui fournissent l’aide. La Grèce et Irlande ont été sévèrement contraintes dans leurs choix politiques par une combinaison de bâtons – une lourde pression politique – et de carottes – les prêts. L’efficacité de ces pressions a été étonnante, probablement parce que ce sont de petits pays. Si un pays est finalement forcé à faire défaut, le processus sera-t-il aussi soumis à une surveillance collective ? Le processus normal implique des négociations avec les créanciers. Les pays de la zone euro dont les banques et les citoyens détiennent des créances sur un État qui fait défaut peuvent-ils conseiller ses autorités, ou chaque pays devrait être laissé libre de négocier le meilleur accord possible ?

Quatrième question, le risque qu’un défaut en déclenche d’autres et donc ce qui peut être fait pour éviter la contagion. Nous savons que jusqu’à présent injecter de l’argent n’a pas marché. Les dures mesures de stabilisation fiscale imposées à la Grèce puis à l’Irlande n’ont pas suffi à convaincre les autres États dans la ligne de mire des marchés de prendre les mesures nécessaires pour apaiser les inquiétudes. Nous ne savons même pas si c’est possible.

En cinquième position vient la perspective effrayante que les défauts mettraient en danger un certain nombre d’institutions financières, dont certaines sont importantes d’un point de vue systémique. Bini-Smaghi explique avec clarté qu’éviter la faillite des banques est une bonne raison pour sauver les États. Son argument est que c’est moins cher, ce qui peut bien être le cas. Mais qu’en est-il de l’aléa moral ? La réponse officielle semble être que la solution est de durcir le Pacte de stabilité et croissance, mais beaucoup d’observateurs croient que le Pacte a perdu toute crédibilité et que, de toute façon, on ne peut pas le faire fonctionner. À ce problème en est associé un autre, politique celui-là : les contribuables allemands n’ont pas apprécié de sauver leurs propres banques mais ils semblent encore moins empressés à sauver des gouvernements étrangers peu rigoureux. De toute façon, si les défauts de dette souveraine ne peuvent être évités et si quelques banques risquent d’en souffrir, comment pouvons-nous éviter de voir se répéter l’histoire irlandaise, c’est-à-dire le fait que les sauvetages de banque par les deniers publics mènent inéluctablement aux crises de dette souveraine ?

Enfin, la BCE demande une augmentation de ses fonds propres de 5 milliards d’euros, pour amener le total à 10 milliards. Selon certaines sources, elle a acheté des titres de dette publique pour un montant compris entre 60 et 80 milliards d’euros, et pourrait être forcée à en ajouter beaucoup plus si de grands pays comme l’Espagne et l’Italie sont attaqués. Des pertes modérées, de l’ordre de 20%, pourraient ainsi épuiser ses fonds propres, même augmentés. On peut toujours la recapitaliser, bien sûr, mais en comprenons-nous les implications pour son indépendance ?

Les décideurs répondront qu’ils ne peuvent discuter ouvertement ces problèmes, de crainte de verser de l’huile sur le feu. C’est probablement vrai, mais il nous reste alors à espérer qu’ils réfléchissent activement à ces problèmes complexes et qu’ils seront prêt quand et si c’est nécessaire. Nier publiquement le problème serait alors une façon intelligente de dresser un écran de fumée. Peut-être, mais alors peut-être pas.

Référence

Eduardo Borensztein and Ugo Panizza, “The Costs of Sovereign Default”, IMF Working Paper WP/08/238, October 2008.