Emmanuel Macron: le modèle du sauveur ou de la politique 2.0 ? edit

30 novembre 2016

Le phénomène Macron est biface, il présente une double apparence. Celle d’un homme providentiel qui a entendu les voix montant d’un peuple excédé réclamant un changement radical dans les politiques mais aussi le système politique et qui fait don de sa personne à la nation. Celle du porte-voix d’un vaste mouvement qui entend se réapproprier la politique et non la laisser aux professionnels, participer à sa conception et à sa mise en œuvre, délibérer en temps réel et non déléguer pour cinq ans, bref une politique 2.0 aux antipodes de la figure classique de l’homme providentiel. Comment réconcilier ces deux figures antinomiques ? Emmanuel Macron croit avoir trouvé la solution à travers le processus des présidentielles. Paradoxalement des institutions conçues pour l’exercice d’un pouvoir direct pourraient contribuer à l’émergence d’une force politique nouvelle.

Emmanuel Macron est un homme de centre gauche dont le projet réel est de préserver et développer une gauche de gouvernement, ce qu’il nomme le « progressisme ». François Mitterrand avait estimé qu’un tel projet ne pouvait se réaliser que dans le cadre du clivage gauche/droite, en reconstruisant le Parti socialiste et en cherchant des alliés sur sa gauche. S’il a réussi à ramener la gauche au pouvoir, en revanche, aujourd’hui la gauche est très affaiblie et gravement divisée et le socialisme de gouvernement lui-même est en péril, immobilisé par les désaccords profonds qui se sont développés au sein du Parti socialiste. La composante social-libérale, influente au niveau gouvernemental, a été à ce point rejetée en son sein qu’Emmanuel Macron, qui en est aujourd’hui le héraut, a estimé, avec quelque raison, que ce parti ne pouvait plus être l’outil politique capable de porter son projet progressiste.

Dans ces conditions, il tente de casser les codes du fonctionnement du système politique de la Ve République établi depuis le départ du général de Gaulle en 1969 : une bipolarisation gauche/droite et un système de grands partis, le parti socialiste et le parti gaulliste, qui alternent au pouvoir. Il met en cause le rôle des partis, ne croit plus au clivage gauche/droite et, profitant des institutions de la Ve République, il a décidé de faire turbuler le système par le haut, l’élection présidentielle. Son élection lui permettrait alors de diriger le processus de transformation du système.

À sa façon, Macron adopte la posture qui fut dans le cours de notre histoire celle des hommes providentiels. Depuis la Révolution, et plus exactement depuis le Directoire, et jusqu’au départ du général de Gaulle en 1969, deux grands modèles politiques ont alterné en France, le modèle du régime parlementaire et le modèle du sauveur. Ce second modèle a été incarné successivement par les deux Bonaparte, Pétain, et de Gaulle, certes avec de grandes différences et des résultats forts différents. Mais les discours de ces « sauveurs » ont présenté plusieurs points communs : la condamnation d’un système politique bloqué et impuissant, le rejet des partis politiques et du clivage gauche/droite, la confiance directe donnée par le peuple à un homme providentiel, l’appel à l’unité et au rassemblement de tous les hommes de bonne volonté pour redresser le pays, la défense de l’intérêt général contre les intérêts particuliers, la promotion des valeurs du travail et de l’effort, l’exaltation enfin de la grandeur et des capacités de la France.

Indéniablement, le positionnement politique d’Emmanuel Macron, adopté lors de sa déclaration de candidature à la présidence de la République, le rattache au deuxième modèle : il a fait à la France une offre de sauveur. Il a mis en cause la vacuité du système politique, condamné les partis politiques et le clivage gauche/droite, appelé à l’unité du pays et proposé de conduire lui-même son redressement. Il a loué des valeurs de travail et d’effort et a appelé à libérer les énergies.

À cette offre de sauveur correspond, comme ce fut le cas pour ses prédécesseurs, une demande de sauveur. Macron se présente en effet à un moment de blocage et d’épuisement du système alors que s’élève dans le pays une demande de renouvellement du personnel politique. Le clivage gauche/droite paraît dépassé aux yeux d’une majorité des Français. Les partis, très divisés, sont déconsidérés de même que le Parlement. Le pays est saisi par l’angoisse devant l’avenir. À l’offre de sauveur correspond une demande de sauveur.

Il est cependant permis de douter que la posture de l’homme providentiel corresponde réellement au projet politique d’Emmanuel Macron, à son époque et à sa personnalité… et au fonctionnement du système politique de la Ve République post-gaulliste.

Le modèle du « sauveur » présente plusieurs caractéristiques majeures : la prise du pouvoir s’opère par une destruction du système institutionnel en place à la faveur d’un coup d’Etat, militaire ou « en chambre », permettant au « sauveur » d’exercer un pouvoir personnel autoritaire en marginalisant l’activité parlementaire et l’action des partis. Le chef, dont l’instinct est monarchique, conçoit son pouvoir comme un lien direct de confiance entre lui et la Nation. Le plébiscite est le moyen de créer et d’entretenir ce lien de confiance. Il substitue au régime républicain en place un autre système institutionnel, de tendance monarchique, qui lui permet de préserver son pouvoir. Il faut ajouter que l’application de ce modèle se termine toujours par un échec.

Ensuite, Emmanuel Macron, homme du XXIe siècle et de la démocratie 2.0, n’a pas le profil du chef ni ne revendique un pouvoir personnel. Au contraire, toute son entreprise a été conçue comme une émergence, un mouvement, une dynamique de réseaux dont il entendait être le porte-voix. « En Marche » s’est d’abord défini comme un mouvement auquel on adhère d’un clic. À la verticale du pouvoir, En Marche oppose le caractère réticulaire de la Toile et d’un mouvement militant largement décentralisé. À une vision de l’expertise venant de professionnels de la politique ou de l’Administration, En Marche a opposé d’emblée l’expertise des citoyens d’où l’envoi d’escouades de jeunes pour recueillir la parole des citoyens. Les remontées du terrain ont été traitées, élaborées dans des Ateliers thématiques. Emmanuel Macron, porte-parole du mouvement, a ensuite restitué le « Diagnostic » lors de trois meetings. Depuis, nous sommes entrés dans la phase programmatique et dans l’illustration de la novation politique. Les premières annonces ont une double vertu : illustrer l’originalité d’une parole politique libérée des tabous des uns et des autres (par exemple la modulation des 35 heures selon les âges de la vie professionnelle ou l’extension de la couverture chômage aux Indépendants) et création d’un espace politique original ni à droite, ni à gauche.

Ce rapide examen montre à l’évidence qu’Emmanuel Macron ne peut être un « sauveur » comme les autres. Certes, l’arrivée au sommet de l’État peut être plus facile aujourd’hui qu’hier pour le « sauveur » du fait que l’élection présidentielle au suffrage universel permet une conquête pacifique du pouvoir. Elle n’exige ni le contexte dramatique que furent ceux de la Révolution, de 1848, de 1940 et de 1958, ni le recours au coup d’État pour prendre le pouvoir ni, enfin, la destruction du système institutionnel en place. Dans ce cadre, le mouvement En Marche est le vecteur de la mise sur orbite présidentielle d’un candidat ne pouvant ni ne voulant inscrire sa candidature dans le système des partis. En revanche, le président de la Ve République post-gaullienne n’a pas tous les pouvoirs, la Constitution établissant, malgré ses particularités fortes, un régime parlementaire. Il faut donc pour gouverner disposer d’une majorité parlementaire. Dans ce type de régime, un système de partis, quelle que soit la forme et le fonctionnement de ces partis, est donc indispensable.

Si le clivage gauche/droite est à l’évidence très affaibli, la gauche comme la droite étant très profondément divisées, il existe néanmoins aujourd’hui une droite qui, même sans alliance formelle avec l’extrême-droite, est électoralement majoritaire et compte bien persévérer dans l’être. Elle combattra sans hésitation et fermement la tentative Macron. Le « ni gauche ni droite » que les sauveurs entonnent généralement pour lancer leur appel au peuple ne peut donc pas fonctionner de la même manière pour lui que pour les hommes providentiels d’hier. Macron ne peut, par conséquent, espérer gagner l’élection présidentielle en se plaçant par-dessus le système de partis actuel. Peu probable apparaît même sa qualification pour le second tour de l’élection présidentielle alors que les Républicains et le Front national demeureront un certain temps les deux forces partisanes principales du pays. Dans ces conditions, la représentation « macroniste » dans la prochaine assemblée nationale risque d’être fort restreinte.

Le modèle de l’homme providentiel ne peut donc être utilisé par Emmanuel Macron que dans la perspective de reconstitution d’une gauche réformiste de gouvernement, qu’il appelle progressiste, et donc de refondation d’une grande formation réformiste, sous une forme sans doute à redéfinir, et avec un véritable projet de gouvernement correspondant à l’identité politique de cette gauche progressiste. Ce qui signifie que s’il a estimé, sans doute à raison, que ce travail ne pouvait être accompli de l’intérieur du Parti socialiste, il doit l’accomplir de l’extérieur mais avec la perspective d’agir sur l’avenir de ce parti auquel son destin politique est étroitement lié. La politique 2.0, la démocratie participative, la mobilisation des citoyens experts, la disruption démocratique que la startup progressiste entend introduire est paradoxalement l’outil choisi pour Macron pour se réinsérer dans un jeu politique structuré par les partis et dominé par les élections présidentielles.

Ce travail de recomposition de la gauche de gouvernement s’avère particulièrement difficile. Non pas seulement parce qu’il implique nécessairement l’éclatement du Parti socialiste qui, tel qu’il est aujourd’hui, ne peut être l’outil dont il a besoin, mais aussi et surtout parce que le conflit personnel violent qui s’est développé entre lui et Manuel Valls, qui entend occuper lui aussi ce créneau, complique gravement les choses. Poussé vers la gauche par Macron, Valls ne peut mener à bien la rénovation de la gauche de gouvernement qu’en recherchant des alliés sur sa gauche. Compte tenu du positionnement de Valls, accroché au Parti socialiste, Macron doit rechercher de son côté des alliés sur sa droite. La prolongation de leur conflit ne peut que faire obstacle au projet de l’un et de l’autre. Derrière les projets, les hommes, comme toujours ! C’est ainsi que le conflit qui opposa jadis Ferry à Clemenceau faillit mettre en péril la République dans les années 1880 avec l’arrivée du « brave général Boulanger »… À bon entendeur salut !