Egypte: obscurs jeux de pouvoir edit

13 avril 2012

L’Egypte se trouve dans une situation compliquée et, à plus d’un titre, intrigante. Les forces armées dirigent le pays. Des élections libres ont cependant eu lieu. Elles ont amené une majorité radicalement islamiste à l’Assemblée du Peuple, composée de Frères musulmans et de Salafistes, les premiers obtenant 47,2% des voix et les seconds 24,7% ; le parti arrivant en tête derrière eux est le Wafd, avec seulement 7,6% des voix. Le jeu des marchandages constitutionnels a commencé.

L’Assemblée du Peuple doit désigner une commission chargée de préparer et de proposer une nouvelle Constitution qui sera soumise à un référendum. L’élection présidentielle interviendra, quant à elle, en mai. Au départ, les militaires et les Frères musulmans étaient alliés afin d’écarter les « révolutionnaires ». La « petite » réforme constitutionnelle de mars 2011 est issue de cette alliance. Elle mettait en place un calendrier contraignant pour le retour à un ordre constitutionnel normal – élections législatives à l’automne puis élections présidentielles – et surtout renvoyait la véritable réforme constitutionnelle à une commission désignée par la future Assemblée du Peuple. Comme les artisans et les partisans de la « révolution » ne pouvaient espérer se constituer en force politique crédible, il était évident que les Frères musulmans remporteraient les élections et, dans la foulée, domineraient la commission chargée de rédiger la Constitution. C’est ce qui s’est passé à ceci près que les Salafistes, que personne n’entendait vraiment, ont bénéficié d’une sorte d’effet d’aubaine, découlant de la libéralisation des opérations électorales et de la sincérité du vote.

C’est ici que les choses commencent à se compliquer : le conservatisme des militaires convergeant avec le conservatisme des Frères musulmans avait permis la stabilisation du pays. Toutefois, deux conservatismes fonciers n’impliquent pas nécessairement des intérêts communs. Les militaires veulent la stabilité y compris la stabilité de leurs privilèges. Les islamistes veulent la stabilité du gouvernement civil qu’ils espèrent représenter et donc ne veulent pas des privilèges des militaires. Du coup, ils ne peuvent se satisfaire de l’hégémonie des islamistes dans la commission chargée de rédiger la Constitution. Cette divergence est en phase avec une autre divergence, celle portant sur la place de la charia dans le prochain texte constitutionnel. Actuellement, l’article 2 de la Constitution de 1971 en fait « la source principale de législation ». Dans les faits, cela n’en fait pas grand-chose : pour l’essentiel, le droit égyptien est un droit positif fort proche du droit français. De plus, la Haute cour constitutionnelle a opéré une distinction entre les normes intangibles de la charia et celles qui peuvent être modifiées par le législateur. Comme, il n’existe pas de « code de la charia », c’est cette cour qui détermine, fort libéralement du reste, ce que sont les normes intangibles. Néanmoins, une escalade est toujours à craindre. Il est somme toute raisonnable que la minorité copte et les libéraux soient inquiets du zèle islamique qu’une nouvelle formulation, faisant par exemple de la charia « la source unique de la législation », pourrait déclencher. Il semble, toutefois, pour l’instant, du moins, que les Frères musulmans acceptent le statu quo, c’est-à-dire le maintien de l’article 2 dans sa rédaction initiale. Quoiqu’il en soit, il résulte de cette controverse que les militaires ont de nouveaux alliés : les libéraux de toutes sortes opposés à l’hégémonie islamiste. Bien que les forces ne soient pas identiques – les militaires et les Frères musulmans sont plus puissants que les libéraux –, il est clair que tout acteur qui pourra s’allier à l’un des deux autres placera l’acteur restant dans une position défavorable, parce qu’il accroîtra sa légitimité au détriment de ce dernier. En s’alliant aux Frères musulmans, les militaires s’alliaient à une force politique à même de les soutenir. En s’alliant aux libéraux – c’est-à-dire à une galaxie d’acteurs positionnés dans différents secteurs de la société – les militaires se donnent l’apparence de défendre la Nation et ses institutions, ce qui comprend aussi les Coptes. Il est notable que, jusqu’à présent, ils ont toujours veillé à n’être pas isolés : ils ont donné l’impression d’accompagner les « révolutionnaires » de la place Tahrir ; ils se sont alliés avec les Frères musulmans ; ils se rapprochent des libéraux. En d’autres termes, les militaires sont bel et bien un « acteur pivotal » ; mais c’est un acteur pivotal tire sa capacité à user de la violence de son alliance avec un ou plusieurs autres acteurs. Il n’apparaît pas en mesure d’agir seul. C’est une limite à sa prééminence qui empêche la clôture du jeu politique à son profit tout en en faisant un acteur incontournable. Autrement dit : les militaires peuvent toujours trouver des alliés.

Cela place les Frères musulmans dans une situation finalement moins bonne que ne le laissait augurer leur score aux législatives. La suspension par le Tribunal du administratif du Caire de la commission chargée de rédiger la Constitution dans laquelle les islamistes – c’est-à-dire les Frères musulmans et les Salafistes – s’étaient octroyés la part du lion, le montre amplement. Dans l’état actuel des choses, aucun acteur ne peut donc raisonnablement espérer se défaire des autres. Chacun peut exercer des pressions et aucun, visiblement, ne s’en prive.

L’incertitude qui en découle porte notamment sur la nature des institutions : seront-elles présidentielles ou parlementaires ? Quand les Frères musulmans ne visaient pas la présidence, il semblait raisonnable de penser qu’ils pencheraient plutôt pour des institutions parlementaires plus à même de maximiser les avantages découlant de leur position à l’Assemblée du Peuple. Visant aussi – du moins, pour l’instant – la présidence de la République, il serait cohérent qu’ils envisagent, désormais, des institutions présidentielles. Toutefois, ce qui peut bloquer ce choix est l’incertitude quant aux résultats de la présidentielle : il y a une différence entre voter pour un parti et choisir un homme. La suspension de la commission constitutionnelle pourrait, cependant, leur faciliter le choix, puisque le retard qui devrait en découler pourrait faire que l’élection présidentielle intervienne avant l’adoption d’une Constitution. Selon le vainqueur, ils pourront tenter de faire prévaloir des institutions présidentielles ou, au contraire, parlementaires. Ce sera, toutefois, une source de tensions, surtout si le Président élu n’est pas des leurs. A ceci s’ajoute, bien sûr, quel que soit le cas de figure, la protection des intérêts des militaires. Ces derniers voudront nécessairement qu’elle soit constitutionnalisée et multiplieront probablement les blocages et les chausse-trappes afin que leurs intérêts soient sauvegardés. A priori, on imagine mal qu’une situation d’équilibre se crée sans tenir compte, à la fois, de la position majoritaire des Frères musulmans et de la position de force des militaires. Nous entrons ainsi dans le jeu des marchandages constitutionnels dont il n’est pas aisé de prédire l’issue.