Internet ou l’économie amnésique edit

21 avril 2010

En 2000 Jeremy Rifkin publiait L’Âge de l’accès, qui décrivait le monde encore neuf de l’économie numérique. Dix ans après où en sommes-nous ? Une forme d’amnésie économique s’est imposée, fondée sur l’illusion que seul le service mérite d’être rémunéré, les biens culturels émanant d’une autre galaxie dont on aurait perdu la trace. La valeur de la connexion semble l’emporter sur celle du contenu consommé. L’interpénétration de la communication interpersonnelle et de la communication publique, l’articulation des productions amateurs et de celles labellisées par un éditeur, ce cocktail délicieux fait oublier la spécificité économique de ce qui s’échange. Mais sous l’utopie du gratuit se livrent de féroces combats économiques.

La structure des dépenses de consommation des ménages l’illustre parfaitement. Les biens et services culturels occupent une part croissante du budget des ménages, mais la portion dévolue aux dépenses directes pour les contenus diminue alors que celle consacrée aux matériels et aux télécommunications ne cesse d’augmenter. Elle est passée de 42 % en 1959 à 63 % en 2007.

La logique de l’accès comporte des aspects symboliques qui dépassent la simple commodité pour l’usager. Elle se double d’une connotation politique, car le Net est investi d’une potentialité égalitaire, celle d’un accès libre à la culture pour tous : comme le notait Jeremy Rifkin, il « incarne aux yeux des nouvelles générations ce que la perspective démocratique représentait pour les générations précédentes ». Le cybermonde exalte les liens transversaux, magnifie la parole citoyenne, suspecte les autorités surplombantes.

Mais il y a plus. Grâce au schéma « user generated content », il inspire une projection éthérée de l’avenir social : le Web 2.0 permet cette expérience inédite de l’œuvre ou de l’information collaboratives. Le texte qui circule et s’enrichit grâce à la participation des uns et des autres, geste qui suppose générosité et désintéressement de chacun, constitue à lui seul la trame idéologique qui soude une Net attitude.

Ainsi, la dynamique sociale et intellectuelle fondée sur l’entraide et la mutualisation qui a présidé à la naissance du mouvement du logiciel libre trouve sa réplique dans le domaine de l’information et celui de l’art. Dans ce type de licence, l’auteur autorise la copie, la diffusion et la transformation de son invention ou de son œuvre. Même si la notion de protection du droit de l’auteur est affirmée et si la commercialisation peut être autorisée sous certaines conditions, celle-ci rencontre vite une limite puisque la jouissance exclusive est interdite. Le don est d’ailleurs le mode de rétribution préconisée. De fait, dans le processus du « libre », l’échange est le plus souvent gratuit (ou faussement gratuit car rémunéré par de la publicité ou des moyens publics), en harmonie avec le caractère humaniste militant de cette démarche. La lutte engagée entre les logiciels propriétaires et les logiciels libres est peut-être, comme le suggérait André Gorz, le conflit central notre époque.

Deux communautés forment l’avant-garde et les propagateurs de cet idéal du consommateur/producteur : la mouvance de la blogosphère d’information et de débats politiques, d’une part ; et une fraction des artistes actifs dans le numérique. Ces groupes constituent une frange très minoritaire du monde du Web. Par exemple, seul un internaute sur six consulte souvent ou très souvent un blog politique ou un blog citoyen, et pour ceux qui y participent en écrivant la proportion est encore plus faible. Une étude Cevipof/Carism de 2009 l’évalue à 3%. Cet intérêt se manifeste d’abord chez les professions intellectuelles, et plus largement chez les bac + 4 et plus, déjà dans l’ensemble plus politisés que la moyenne. La vision idéalisée du Net est donc soutenue par un noyau dur, socialement typé. Mais elle circule aussi, en version édulcorée, dans des sites d’information et dans la nébuleuse des réseaux sociaux. Si cette effervescence communicationnelle valide davantage l’image du forum démocratique que l’émergence d’une utopie sociale, nul ne peut nier la puissance mythologique de l’effigie du consommateur/contributeur.

Commodité, égalitarisme, utopie : ces trois aspects se conjuguent pour imputer à Internet un pouvoir de révolution sociale. Le décryptage de la Web culture aide à comprendre la radicalité du mouvement en faveur de la gratuité des biens culturels, la force de l’opposition à la loi Hadopi, ou plus largement la résurgence d’une idéologie du don. Ces utopies sociales, aujourd’hui plus inscrites dans l’univers numérique que dans le monde réel, font le bonheur de l’industrie des télécoms, consacrant ainsi l’alliance entre la république des ingénieurs et les cercles de l’écologisme culturel.

Aujourd’hui la Commission européenne ambitionne d’inscrire l’Internet haut débit comme service universel, dans le prolongement de plusieurs directives appliquées au secteur des télécommunications (une consultation est en cours auprès des États membres). Une telle inscription aura pour effet de consolider encore l’image positive d’Internet, et la notion de service universel pourra être convoquée pour contrer les tentatives de régulation du Net en faveur des industries de contenus – comme ce fut le cas lors du débat Hadopi. Là encore c’est la conception issue des Télécoms qui l’emporte.

L’âge de l’accès engage aussi de gigantesques combats économiques. Le Net se présente comme une machine emballée et guidée par une multitude d’initiatives difficiles à coordonner ou à contrôler. Dans cet auto-emballement, beaucoup de lignes de conflits internes se dévoilent : la compétition acharnée entre des milliers d’acteurs et de sites pour conquérir de la visibilité ; la tension entre l’Internet des origines (les start up) et les méga-entreprises d’envergure mondiale que les effets de réseaux ont générées ; le conflit entre les opérateurs et les fournisseurs de contenus ; la concurrence entre « les géants » pour contrôler le maximum de chaînons de la filière – fabricants de processeurs, de matériel informatique, fournisseurs d’accès, navigateurs, hébergeurs, moteur de recherche, fabricants de contenus ; et dans ce mouvement, la menace d’abus de position dominante. Les batailles se mènent entre dragons de l’économie numérisée.

Dans ce maelstrom, où se situent les zélateurs de la Net attitude ? Pour le moment, ces utopistes demeurent plutôt silencieux sur ces enjeux. Comme l’escargot collé au tronc d’un arbre en pleine tempête, les militants du don s’accrochent au rocher Télécoms, ont le regard fixé ailleurs, et observent de très loin le déchaînement des éléments. Presque comme si le monde de l’économie réelle ne les concernait plus.