Peut-on licencier quand on fait des profits ? edit

18 janvier 2006

Par un arrêt du 11 janvier, la Chambre sociale de la Cour de cassation vient d'admettre la légitimité de licenciements économiques intervenus à la suite de refus de modifications du contrat de travail dans le cadre d'une réorganisation visant à " prévenir des difficultés économiques à venir liées à des évolutions technologiques (...), sans être subordonnées à l'existence de difficultés économiques à la date du licenciement ".

Etonnante, cette configuration n'est pas absolument extravagante. La question de savoir si la perspective de difficultés à venir plausibles ou probables peut justifier des licenciements à titre préventif retient depuis déjà dix ans l'attention de la Cour de cassation.

La ligne directrice d'une jurisprudence établie depuis 1992 est la suivante : en dehors d'un contexte de crise ouverte impliquant des licenciements " à chaud " l'entreprise peut décider " à froid " de se réorganiser, soit en supprimant des emplois, soit en modifiant les fonctions au risque de se retrouver, en cas de refus, dans l'obligation de licencier. Mais, d'entrée de jeu, la Cour de cassation a fermement soumis la légitimité d'une telle mesure à condition : d'abord " l'intérêt de l'entreprise " comme réalité globale, puis à partir des arrêts fameux Vidéocolor et TRW Repa d'avril 1995 " la sauvegarde de la compétitivité " de l'entreprise ou du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient. Dans cette hypothèse, on ne peut parler stricto sensu de " difficultés " mais plutôt de recherche de solutions de nature précisément à les éviter. On est ici dans la logique de l'anticipation et de la gestion prévisionnelle des emplois. On peut comprendre le réalisme de la Cour qui l'a conduite à énoncer dans un attendu de principe que " la réorganisation de l'entreprise peut constituer une cause économique de licenciement pour autant qu'elle a pour but de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise ".

Replacer ainsi le récent arrêt de la Cour dans le cours d'une évolution jurisprudentielle déjà décennale semble tout de même de nature à en relativiser la portée, à atténuer le caractère " scandaleux " d'un " revirement de jurisprudence " stigmatisé par certains médias, mais sans pour autant se dissimuler les risques inhérents à semblable position. A notre sens, et malgré les mesures de publicité dont il est l'objet, il ne s'agit pas d'un arrêt de principe inaugurant un nouveau cours mais de la confirmation d'une analyse plus actuelle que jamais au lendemain de l'introduction de l'obligation de gestion prévisionnelle des emplois par la loi de cohésion sociale du 18 janvier 2005.

Par conséquent, le fait que ces licenciements soient intervenus hors " difficultés économiques " avérées " à la date du licenciement " n'est pas, en soi, choquant. La Cour avait d'ailleurs admis, dans un arrêt du 26 mars 2002 que si le motif s'apprécie, en principe, à la date du licenciement, il est possible de prendre en compte l'évolution ultérieure de l'activité.

Pourraient l'être, en revanche, d'une part la possibilité d'une réorganisation visant non seulement à préserver la compétitivité mais à l'augmenter au profit des seuls actionnaires, d'autre part, l'éventuelle unilatéralité d'une initiative ne pesant que sur les salariés dans l'hypothèse où ils seraient seuls mobilisés dans cette bataille de la compétitivité.

S'agit-il pour autant d'une décision anodine ? Bien qu'il soit encore difficile d'en apprécier la portée, on peut craindre que la formulation assez maladroite de la Cour n'ouvre la voie à la normalisation des licenciements préventifs moins fondés sur la situation effective de l'entreprise que sur la bonne foi de l'employeur dans son appréciation des perspectives d'avenir. Répétons-le, si la gestion prévisionnelle de l'emploi peut justifier de nécessaires réorganisations, il continue de revenir au juge du fond d'apprécier avec rigueur le sérieux des raisons avancées par l'entreprise. A défaut, les licenciements préventifs, dont la recevabilité ne peut être qu'exceptionnelle, finiraient par torpiller un dispositif dont la philosophie reste, rappelons-le tout de même, de prévention des licenciements.