Le printemps des islamistes ? edit

10 novembre 2011

Le score avantageux des islamistes tunisiens du parti Ennahda, le score probablement semblable des Frères musulmans égyptiens, lors des élections qui débuteront à la fin du mois de novembre, ainsi que le possible bon score des islamistes modérés du PJD marocain, lors des élections du 24 novembre prochain, suggèrent que le Printemps arabe aurait finalement profité aux islamistes. C’est vrai et c’est faux.

Il y a, bien sûr, quelque chose de paradoxal à ce que des mouvements suscités par des libéraux et ne s’accompagnant pas, initialement, de la moindre revendication religieuse apportent un large succès à des partisans de la réislamisation, rongeant leur frein depuis des décennies. Ce paradoxe, comme beaucoup de paradoxes, n’est toutefois qu’apparent. Avant les événements de janvier dernier, l’Égypte était déjà largement, et depuis longtemps, dominée par la bigoterie islamique. Cette bigoterie est présente, dans des proportions diverses, dans l’ensemble de la région. Elle est un état de la société, qu’il ne faut ni exagérer ni sous-estimer. La bigoterie était donc également présente en Tunisie. Il faut faire avec. En effet, la démocratie se caractérise en premier lieu par le droit donné aux citoyens de choisir leurs représentants et de défendre leurs préférences en ce qui concerne l’orientation de la vie commune. L’islam est l’une de celle-ci et non des moindres. Il est de l’ordre de la normalité pour des millions de personnes, y compris pour celles qui ne se reconnaissent pas dans la bigoterie.

On n’est donc pas « réactionnaire » tout simplement parce qu’on considère que le respect de la religion est un gage de respectabilité politique. Après tout, c’est aussi une composante de la conception américaine de la respectabilité, et l’on ne s’en émeut pas outre mesure. Ainsi plutôt que de regretter le vote des Tunisiens et bientôt peut-être celui des Égyptiens – on considère, pour l’instant, que les Frères musulmans pourraient rassembler entre 30 et 40% des suffrages –, faut-il garder à l’esprit une chose particulièrement importante : si c’est un parti islamiste qui est arrivé largement en tête en Tunisie, ce n’est pas pour autant que ce parti se retrouve en situation hégémonique.

Certes, plus de 40% des Tunisiens ont voté pour Ennahda, mais cela veut en même temps dire que presque 60% n’ont pas voté pour lui. Le même raisonnement pourra valoir pour les Frères musulmans en Égypte, s’ils atteignent le score qu’on leur pronostique. Cela signifie qu’aussi bien Ennahda que les Frères musulmans se retrouveront en situation de pluralisme concurrentiel. Certes, un mouvement islamiste, dans un pays où la déférence vis-à-vis de l’islam domine dans les prises de position en public, compte toujours au-delà des voix qu’il a directement engrangées et peut forcer bien des alignements. Il n’est pas pour autant tout-puissant. C’est là un effet positif de la mécanique démocratique. Le Printemps arabe n’a certainement pas été « révolutionnaire » ; pour l’essentiel, la structuration des différentes sociétés concernées n’a pas vraiment changé. Mais une chose précieuse en a émergé : le déblocage, plus ou moins aisé, de la vie politique à l’intérieur de chacune de celles-ci.

Cette situation concurrentielle requiert tout notre intérêt, puisque les partis islamistes se trouveront – avec, certes, des inflexions –, dans la situation initiale de l’AKP d’avoir à négocier leurs réformes et de devoir les réussir afin de conserver leur position majoritaire. Ce ne sera pas aisé, parce que, si les citoyens accordent un privilège de respectabilité à l’islam, c’est d’abord une amélioration de la vie quotidienne – c’est-à-dire du social – qu’ils souhaitent. De ce point de vue, les partis islamistes seront soumis à l’épreuve des faits, face à d’autres partis qui auront d’autres propositions et représenteront une alternative.

C’est cette situation concurrentielle – même si, dans certains pays, notamment en Égypte, la tendance à l’alignement sur le discours islamique lui apporte d’évidentes limites – qui est la conséquence essentielle du déblocage de la vie politique. Nous ne devons pas la perdre de vue (et nous devons la soutenir), car le pluralisme concurrentiel n’est pas un simple fait de bonne volonté et de tolérance ; il est la conséquence de l’existence d’institutions à même de le garantir et de le promouvoir. Ce sont ces institutions – comme nous le dit le mécanisme du « cercle vertueux » – qui créent les comportements qui les renforcent et qui, en les renforçant, renforcent le pluralisme. Le Maroc s’est largement doté d’institutions semblables, lors de la réforme constitutionnelle du 1er juillet dernier. Elles laissent espérer qu’il sera, quelle que soit la prochaine majorité sortie des urnes, difficile d’en rabattre sur les droits déjà accordés comme de renoncer à leur extension. Il faudra voir si les constituants tunisiens et égyptiens mettent en place de telles garanties et s’ils les étendent à ce qui fait le sel de la démocratie : le respect des libertés individuelles. Derrière la victoire de l’un ou l’autre parti islamique, ce qu’il faut regarder c’est donc la société dans son ensemble et sa capacité à préserver le pluralisme renaissant.