Japon : un réformisme sans libéralisme edit

24 septembre 2006

Les cinq ans et demi du ministère Koizumi ont été marqués par des réformes significatives. Les banques japonaises ont été purgées de la plupart de leurs prêts douteux, la banque postale a été privatisée et à sa suite d'autres entreprises publiques. Ces réformes ont suivi la libéralisation des investissements étrangers et des marchés financiers initiée par le Premier ministre au début de son mandat.

Le réformisme de Koizumi avait deux composantes. La première, symbolisée par Takenaka Heizo, était inspirée par le libéralisme économique. La seconde était davantage liée aux rivalités au sein du Parti libéral démocratique (PLD) qu’à l'attachement du Premier ministre à des principes libéraux. En effet, la banque postale était l’une des pièces du mécanisme politico-économique sur lequel s’appuyaient les opposants au Premier ministre. En la privatisant, et en tarissant la source de financements de projets de travaux publics entachés de corruption, Koizumi espérait surtout porter un coup à ses ennemis au sein du PLD.

Le libéralisme de Takenaka a toujours été faible politiquement, même quand il était associé à la puissance de Koizumi. Le Premier ministre a convaincu Takenaka de se présenter (avec succès) à la Chambre haute, mais aucun corps constitué n’a jamais vraiment soutenu le libéralisme ; la décision de Takenaka de démissionner après le départ de Koizumi l’atteste bien.

Il y a plusieurs raisons à cette situation. Tout d'abord, le libéralisme a toujours été faible au Japon. Il n'y a pas ici de tradition libérale comparable à celle que l’on trouve en Occident. La politique japonaise de l’après-guerre aux années 1980 confrontait les conservateurs, qui acceptaient sans y adhérer quelques aspects du libéralisme, à la gauche. Après l’effondrement de cette dernière dans les deux dernières décennies, la politique japonaise a été marquée par des conflits entre différentes factions conservatrices. Le principal parti d’opposition, le Parti démocratique japonais, est ainsi dirigé par une ancienne figure du PLD, Ozawa.

En second lieu, le modèle japonais qui a émergé dans les années 1960 était caractérisé par des traits spécifiques que l’on trouvait alors dans certains Etats européens : une dose de dirigisme, des restrictions aux importations, et une quasi interdiction des investissements étrangers au Japon. En matière de gouvernance d’entreprise, les dirigeants avaient davantage de pouvoir que les actionnaires. Il y avait un Etat providence fort, mais à la différence du modèle social-démocrate marqué par des impôts élevés et une forte redistribution, il surprotégeait certains secteurs économiquement inefficaces, tels que les petits commerçants, le bâtiment, et l’agriculture. Cela a permis d’assurer un certain niveau d'égalité en protégeant le niveau de vie de dizaines de millions de Japonais.

La stagnation des années 1990 a convaincu la majeure partie de la population de la nécessité de réformer le système. Par exemple, on a permis aux investisseurs étrangers d'acquérir des banques et des entreprises industrielles pour les sauver de la faillite. Dans certains secteurs, on a assoupli le régime des importations. D'autres mesures ont été menées, inspirées par les réformes libérales alors appliquées en Occident. Mais il n'y a jamais eu ici de mouvement politique comparable au thatchérisme, idéologiquement voué à la réforme. Dans la plupart des cas, les réformateurs japonais réagissaient à des problèmes spécifiques plutôt que d’appliquer un programme intellectuel.

Troisièmement, comme l'Europe continentale mais à la différence des Etats-Unis et du Royaume-Uni, le Japon a connu des bouleversements politiques violents dans le siècle qui a précédé 1945. La stabilité politique et sociale dont le pays jouit depuis les années 1960 est une expérience nouvelle, contrastant fortement avec le passé. Les Japonais accordent une grande valeur à la stabilité, parce que c'est un développement assez récent. La réforme, presque par définition, est au contraire associée à un risque de déstabiliser la société. Les Britanniques et les Américains l'acceptent plus facilement, puisqu'ils croient que leurs Etats sont construits sur des bases fortes qui peuvent résister aux conflits. Les Japonais et les Européens continentaux sont plus prudents. Par exemple, quand les aiguilleurs du ciel ont lancé une grève illégale, Ronald Reagan les a licenciés en masse, sans espoir d’être réintégrés. On n'imagine pas un Premier ministre japonais, allemand, ou français prenant une mesure aussi énergique.

Quatrièmement, pour que les réformistes réussissent deux conditions sont requises. La première est un fort soutien politique. C'était le cas au Royaume-Uni quand Margaret Thatcher a battu James Callaghan. Une grande partie de la classe moyenne britannique souhaitait le changement et, considérant que les travaillistes avaient ruiné le pays, était prête à soutenir un réformateur radical. Au Japon, la classe moyenne est anxieuse. Elle sait que le déclin démographique du pays met en péril ses retraites et son système de santé. Elle sait que l’ancien système de l'emploi à vie pour les salariés des grandes entreprises et des banques a été progressivement démantelé. Mais alors que la classe moyenne britannique avait un ennemi à détruire – les syndicats et le parti travailliste – les Japonais ne savent pas exactement ce qu’ils veulent.

L'autre condition pour que les réformistes puissent diriger un pays, c’est la faiblesse de l'opposition. Il est vrai que Margaret Thatcher avait en face d’elle de puissants adversaires et qu’elle a renoncé à réformer des secteurs comme la santé où le rapport de forces n'était pas en sa faveur. Mais ses adversaires n’en étaient pas moins plus faibles qu'elle, comme l’a d’une certaine façon montré la victoire travailliste de 1997 ; Tony Blair a sauvé la gauche en promettant de conserver les réussites de Thatcher. Au Japon, en revanche, l'opposition conservatrice reste forte. Elle s’appuie sur les agriculteurs, les petits commerçants, mais également sur les nombreux Japonais ordinaires qui craignent que les réformes ne soient trop douloureuses et ne fassent surgir de trop fortes inégalités.

Il est trop tôt pour dire quelle sera la politique économique d'Abe Shinzo. Il s’est engagé à mettre à jour la constitution d’inspiration américaine et à rendre l'éducation japonaise plus “patriotique”. Il devra naturellement consacrer une bonne part de son énergie à l'économie, puisque c'est le souci principal des électeurs. Mais rien n’indique aujourd’hui qu'Abe, comme d’ailleurs la plupart des hommes politiques du Japon et d’ailleurs, ait un plan de réformes cohérent. Il poursuivra probablement certaines des réformes de Koizumi. D'autres suivront peut-être, mais il est possible aussi qu'il décide de freiner le mouvement de libéralisation partielle lancé par ses prédécesseurs. L'économie va mieux, et de ce fait la pression en faveur d’un changement énergique se fait moins forte. L’impression d’une accentuation des inégalités pourrait créer un retournement de tendance à l’encontre des politiques libérales de l'ère Koizumi-Takenaka.