Bollywood et les limites du soft power indien edit

27 octobre 2016

L’essor économique formidable de l’Inde et son influence politique de plus en plus importante dans les affaires mondiales conduisent les analystes à s’interroger sur son statut et son positionnement international. A cet égard, l’analyse du soft power indien et plus concrètement de son industrie cinématographique demeure centrale, dans la mesure où plusieurs études voient dans Bollywood une partie de la puissance douce de l’Inde, un pôle concurrent de Hollywood, ainsi qu’un instrument du rayonnement international du pays. En 2009, Shashi Tharoor, ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement Singh, affirmait que « l’Inde devient une superpuissance grâce à son soft power, sa capacité de partager sa culture à travers le monde grâce à sa musique, sa technologie et Bollywood ». Dans la même veine, Narendra Modi, le nouveau Premier ministre, cherche dans ses voyages officiels à promouvoir les composantes du soft power indien – la musique Sufi, le yoga et Bollywood. Art industriel, art collectif, art de masse, art de la modernité, le cinéma est un instrument du soft power. Mais en s’interrogeant sur la place du cinéma indien dans le marché domestique et au sein du paysage cinématographique mondial on est conduit à relativiser l’hypothèse selon laquelle le cinéma est un élément incontournable du soft power de l’Inde.

En 2006, le cinéaste et spécialiste du cinéma indien Joël Farges nous rappelle – dans un ouvrage dirigé par C. Jaffrelot –  qu’il n’existe pas dans le monde de pays qui ait aussi vite et aussi totalement intégré une invention étrangère que l’Inde s’agissant du cinéma. Il est révélateur que, durant la période 2005-2011, la production moyenne de films en Inde s’élève à 1203, beaucoup plus que celle des États-Unis (757), de la Chine (432), du Japon (414), de la Russie (292) ou de la France (239). Il s’avère que la machine productive privée en Inde (producteurs, distributeurs et organismes financiers) aboutit à saturer les écrans nationaux. En salle, les films étrangers représentent à peine 10% de la fréquentation totale. À la différence d’autres pays asiatiques, tels que la Chine, la Corée du Sud et le Japon, les films indiens dominent entièrement le paysage cinématographique du pays. La part du film national dans le marché indien oscille annuellement entre 90% et 97%. D’ailleurs, les tentatives des majors hollywoodiennes de pénétrer le marché indien n’ont pour le moment que peu de résultats malgré la politique de libéralisation du pays engagée depuis le début des années 1990. À cela s’ajoute que toutes les sociétés majeures de production et de distribution du marché cinématographique domestique restent indiennes sauf une exception notable : Fox Star Studios, un partenariat entre la 20th Century Fox et la société indienne STAR, toutes les deux faisant partie du groupe de communication News Corporation. En outre, l’industrie cinématographique indienne se caractérise par une production en série nécessitant des ressources financières peu élevées. En 2006, le budget moyen d’un film indien est 0,1 million USD, alors que le budget moyen d’un film américain atteint 30,7 millions, celui d’un film britannique 11,6 millions, et celui d’un film français 7,1 millions. A cet égard, des grandes sociétés indiennes, telles que Yash Raj Films, Sun Pictures, Red Chillies Entertainment, Dharma, entendent progressivement investir des sommes considérables à la production des films. Cinq productions indiennes récentes - Prem Ratan Dhan Payo (2015), Dhoom (2013), Bang Bang! (2014), Happy New Year (2014), Kick (2014) - se sont alors dotées d’un budget supérieur à 20 millions USD. Cependant, ces montants restent largement moins élevés que ceux de grosses productions hollywoodiennes dont le budget moyen est estimé à plus de 120 millions USD.

D’un autre côté, le marché des films indiens hors du pays reste encore limité. Les films indiens sont notamment distribués dans des pays pourvus des communautés indiennes de la diaspora, tels que le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis et le Canada. De plus, les films sont vendus dans des pays sensibles à l’esthétique et au contenu des films indiens, en Malaisie, Indonésie, Bahreïn, Thaïlande et aux Émirats arabes unis ou dans des pays, tels que la Chine et la Corée du Sud dont le marché cinématographique se trouve actuellement en pleine expansion. Toutefois, en 2014 les recettes en provenance du marché extérieur représentent que 7% des recettes totales du cinéma indien. De façon générale, en tenant compte de la production cinématographique de l’Inde, la place de son cinéma dans le marché cinématographique mondial reste marginale. En 2012, alors que la valeur des exportations des services audiovisuels de l’Inde atteint 303 millions USD contre 48 millions USD en 1998, les exportations de l’Union européenne (UE) s’élèvent à 6,2 milliards USD. À cela s’ajoute que les films d’auteur tiennent une place infime dans le paysage cinématographique indien et mondial. Durant la période entre 1955 et 2014, les films indiens n’ont réussi à remporter que quatre prix parmi les récompenses majeures des cinq grands festivals internationaux (Cannes, Venise, Berlin, San Sebastian, Locarno) : en 1957 Lion d’or en Venise ; en 1973 Ours d’Or en Berlin ; en 1981 Léopard d’or à Locarno et Ours d’argent en Berlin. A titre comparatif, sans aucun prix majeur jusqu’à la fin des années 1980, les films chinois en ont remporté 19 entre 1988 et 2014 dans les mêmes festivals.

Notre étude parue dans la revue Interventions économiques a nettement illustré quatre points : (i) la mainmise incontestable d’Hollywood dans le marché mondial des biens cinématographiques, et surtout dans certains marchés majeurs comme celui de la Chine ; (ii) l’écart écrasant entre le cinéma hollywoodien et les films indiens dans les marchés internationaux ; (iii) la faiblesse structurelle du cinéma indien de s’exporter ; (iv) la capacité restreinte des majors hollywoodiennes de pénétrer le marché cinématographique indien.

En l’occurrence, certaines initiatives récentes tendent à stimuler le potentiel du cinéma indien à l’étranger : d’abord, la création du Los Angeles-India Film Council en 2010 pour le renforcement de la production des films indiens aux États-Unis ; ensuite, en 2008 l’investissement de 550 millions USD de la société indienne Reliance – active dans le secteur des télécommunications – pour acquérir la moitié du capital de la société de production et de distribution DreamWorks ; enfin, depuis les dix dernières années, la signature des traités de coproduction audiovisuelle du gouvernement indien avec un grand nombre de pays développés (Royaume-Uni, Canada, France, Allemagne, Italie, Espagne, Nouvelle-Zélande, Pologne) et des puissances dites « émergentes » (Brésil, Chine, Corée du Sud).

Pour conclure, d’une part, le marché cinématographique indien est impénétrable face aux tentatives des majors d’Hollywood et d’autres distributeurs étrangers. D’autre part, vu des particularités domestiques du cinéma indien, les films indiens sont très peu exportables. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le cinéma n’offre pas à ce jour à l’Inde un instrument de soft power et celle-ci ne cherche pas à le mettre au niveau de ses concurrents existants et potentiels, manifestant ainsi une exception indienne fondée sur ses particularités institutionnelles et culturelles.

Pour une analyse exhaustive, voir Antonios Vlassis, « Les puissances émergentes dans la bataille mondiale de l’attraction : Bollywood, vecteur du soft power de l’Inde ? », Interventions économiques, 55, 2016.