L’OTAN reprend l’initiative en Europe: bonne nouvelle pour les Européens? edit

21 juin 2016

Face à l’annexion de la Crimée par la Russie et à la guerre dans le Donbass, l’Alliance atlantique s’est montrée réactive. Mais c’était la Russie qui avait l’initiative et qui donnait le tempo. Depuis plusieurs semaines, l’OTAN adopte une posture stratégique plus proactive : elle prend une série d’initiatives en Europe centrale et orientale ainsi que dans l’espace baltique afin de contrer explicitement  la Russie. Ce plan d’action culminera dans le sommet de Varsovie des 8 et 9 juillet prochains.

S’agit-il d’un tournant dans la politique européenne et russe de l’OTAN ? Ces initiatives peuvent-elles infléchir la politique de la Russie dans son « étranger proche » ? Mais surtout les Européens peuvent-ils bénéficier de la nouvelle donne géopolitique qui émerge, sur leurs propres territoires, depuis l’annexion de la Crimée ?

Les traditionnelles « manœuvres de printemps » prennent une ampleur nouvelle
Comme souvent depuis sa création en 1949, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord met à profit le printemps pour réaliser des exercices militaires destinés à tester la coordination des forces armées alliées sur différents théâtres européens. Toutefois, en 2016, elles prennent une ampleur particulièrement vaste qui leur confère un statut stratégique particulier.

Ainsi, le 6 juin 2016, l’OTAN a lancé l’exercice militaire « Anaconda » pour vérifier la capacité des pays de l’Alliance à défendre leur flanc oriental. Anaconda rassemble un contingent total de 31 000 soldats issus de 24 Etats et mettra en action plus de 3000 véhicules terrestres, 105 aéronefs et 12 navires. Le but est de vérifier la capacité de réaction des Alliés à une attaque hybride combinant armements conventionnels, cyber attaques et armes chimiques.

Parallèlement, l’OTAN mène l’opération « Saber Strike 2016 » centrée sur les Etats baltes. Il s’agit là d’un exercice annuel conduit depuis 2011. Avec 10 000 soldats issus de 13 Etats, l’édition 2016 a, elle aussi, une ampleur inouïe. Et son objectif est clairement axé sur les risques venus de Russie : son objet est le déploiement de troupes de l’OTAN basées en Allemagne en Estonie au plus près du voisin russe.

Enfin, la 44e édition de l’exercice BALTOPS complète le dispositif otanien sur mer. Organisé par la marine américaine et associant plusieurs marines européennes, il monte en puissance notamment depuis 2015 avec 6100 marins et soldats issus de 15 marines de l’OTAN et deux marines partenaires. Cet exercice est l’occasion d’incidents réguliers avec les marines et la chasse russe notamment en raison de la proximité de l’enclave de Kaliningrad.

La portée stratégie de ces manœuvres de printemps de grande dimension est manifeste. Il s’agit d’indiquer à la Russie que les tactiques utilisées en Ukraine orientale se heurteront, dans les Etats baltes et en Europe orientale, à une réponse militaire. Du même coup, l’OTAN adresse à ses alliés européens un signe de solidarité militaire pour dissiper les inquiétudes suscitées par l’idée d’un « pivot » vers l’Asie. Malgré la réunion du Conseil OTAN Russie en avril 2016, pour la première fois depuis le début de la crise ukrainienne, la coordination avec la Russie semble particulièrement difficile aujourd’hui.

Adhésion du Monténégro : l’extension de l’OTAN n’est pas achevée
L’OTAN a envoyé également un nouveau signal à la Russie en signant, jeudi 9 juin, le protocole d’accession à l’OTAN avec le Monténégro. Il s’agit, pour l’OTAN, de reprendre le fil de son extension à l’est. Durant la décennie 2000, l’OTAN a mené une politique ambitieuse d’intégration des anciens Etats du Pacte de Varsovie, conclu en 1955 par l’URSS, et ses alliés pour faire pendant à l’OTAN en Europe. L’OTAN s’est élargie non seulement aux anciennes « républiques démocratiques » alliées à l’URSS en 1999 (Pologne, Hongrie, République tchèque) et en 2004 (Roumanie, Slovaquie, Bulgarie) mais aussi aux anciennes républiques faisant partie intégrante de l’URSS comme les trois Etats baltes intégrés en 2004 à l’OTAN.

Le message à la Russie est clair : 2009 ne marque pas la fin de l’extension de l’OTAN. La Géorgie et l’Ukraine, en tension avec Moscou, y puiseront un espoir d’adhésion malgré l’opposition française et allemande. Du côté russe, l’extension de l’OTAN est considérée non seulement comme un « danger » depuis la version 2009 de la stratégie nationale de sécurité mais également comme une menace depuis la version rendue publique en décembre 2015.

Vers la fin de la neutralité suédoise et finlandaise ?
Dans cette stratégie de démonstration de force, l’OTAN parvient à inclure également des Etats traditionnellement neutres : le Royaume de Suède et la République de Finlande. Les forces armées de ces deux Etats participent aux exercices actuellement en cours et les opinions publiques sont en train d’évoluer dans ces deux zones tampons.

Les événements de 2015 ont profondément changé la perception de la Russie en Suède : les incursions russes dans l’espace aérien et les eaux territoriales suédoises, attribuées à la Russie par la Säpo, le contre-espionnage suédois, ont durci le ton entre Stockholm et Moscou. La conséquence a été un renforcement des liens entre l’OTAN et la Suède suite à la ratification, par le Parlement suédois, le 25 mai 2016, de l’accord de nation hôte avec l’OTAN (Host Nation Support Agreement) pour faciliter le transit par la Suède et la coordination militaire. La question de l’adhésion à l’OTAN n’est plus taboue.

Il en va de même en Finlande, même si les réactions ont été plus feutrées comme il est de juste pour un pays partageant 1300 km de frontière avec la Russie, ayant subi une occupation russe (1809-1917) et une guerre très dure (1939-1940) avec l’URSS. Depuis les années 2000 et la résurgence de la puissance russe, la Finlande est partie au Programme de partenariat pour la paix et a contribué aux opérations de maintien de la paix en Afghanistan et au Kosovo. En outre, l’adhésion à l’OTAN a été un thème central des élections présidentielles de 2006. La Finlande se trouve désormais assez éloignée de la position de neutralité de la Guerre Froide : la « finlandisation » chère à Hubert Védrine a vécu. Même si les soutiens à l’adhésion à l’OTAN sont encore minoritaires en Finlande (entre 22% et 26% durant les dernières années), la neutralité à l’égard de l’OTAN et donc de la Russie ne va donc plus de soi.

Le rapprochement entre l’OTAN et les deux grands Etats neutres nordiques est le symptôme d’une extension du prestige et de la force d’attraction de l’OTAN. On est ici loin de la Guerre Froide où la partition idéologique du monde entre communisme et libre entreprise laissait aux démocraties social-démocrates nordiques un espace de non-alignement. Dans le contexte actuel, ces anciennes zones tampons sont sommées de choisir entre deux puissances, l’une installée, l’autre en position de challenger en renaissance.
Système de défense anti-missile balistique : vers la remise en cause de la force de dissuasion russe en Europe ?

La quatrième initiative prise par l’OTAN au printemps 2016 pour réaliser sa (re-)montée en puissance en Europe concerne le projet – lancé depuis plus d’une décennie – de bouclier anti-missile AEGIS. Le 12 mai 2016, l’OTAN a inauguré en Roumanie la base de Deveslu et annoncé l’ouverture, en 2018, de l’installation complémentaire d’une base en Pologne. En relançant ce projet de bouclier anti-missile, l’OTAN et les Etats-Unis franchissent assurément ce que la Russie considère comme une « ligne rouge » depuis plus d’une décennie pour qui suit la presse russe.

Le pas franchi en 2016 avec le lancement de la base de Deveslu est à la fois symbolique et opérationnel. Symbolique car il couronne une décennie de bras de fer entre les Etats-Unis et la Russie sur la capacité de dissuasion et donc sur l’influence russe en Europe. Le système dit du « bouclier anti-missile » en Europe vise non seulement à protéger celle-ci contre les potentiels vecteurs en provenance d’Iran mais également – cela apparaît plus clairement depuis la conclusion de l’accord sur le nucléaire militaire iranien du 15 juillet 2015 – contre la force de frappe russe.

La crise actuelle a une nature stratégique différente de celle des « euromissiles ». Le système de protection contre les missiles balistiques vise à rompre l’équilibre de la terreur ou du moins l’équilibre des forces en rendant impossible (ou plus exactement moins aisée) la frappe en premier. C’est bien un des attributs de grande puissance nucléaire européenne de la Russie qui est ici en jeu pour Moscou.

L’effet fédérateur du programme AEGIS en Europe est évident : les « nouveaux membres » de l’OTAN issus des élargissements de 1999 et 2004 se trouvent ainsi placé non pas sous le « parapluie nucléaire » américain comme les membres de l’OTAN durant la Guerre Froide mais sous l’ombrelle anti-missile américaine face à la résurgence de la puissance russe.  Le bouclier anti-missile ne produira sans doute pas d’effets opérationnels à court terme. Mais il produit d’ores et déjà des effets stratégiques : les alliés des Etats-Unis sont fédérés par eux et la Russie alimentent ainsi sa vision obsidionale de la politique étrangère.

Le sommet de l’OTAN à Varsovie en point d’orgue
Toutes ces initiatives sont destinées à préparer les conclusions du sommet de l’OTAN qui se tiendra les 8 et 9 juillet prochain au cœur de l’Europe orientale, à Varsovie. Ce sommet est annoncé comme crucial car il est destiné à opérer le « plus grand renforcement de la défense collective depuis la fin de la Guerre Froide » aux termes des déclarations du Secrétaire générale de l’OTAN. Le choix du lieu est hautement symbolique : il consacre le rôle pivot de la Pologne dans la sécurité de l’Europe depuis son adhésion à l’OTAN en 1999. Il place également sous la lumière les risques géopolitiques dans la zone baltique.

Le sommet de Varsovie consacrera sans doute des inflexions de paradigme dans le système de sécurité collective européen. Il consacrera sans doute la volonté de renforcer les capacités de commandement de l’OTAN en Europe du nord et de l’est. Il entérinera également sans doute le renforcement de la présence militaire de l’OTAN dans la zone. En déployant en Europe une brigade blindée de 4000 hommes en rotation entre les différents membres de l’OTAN de la région, l’OTAN renouvellera ainsi un le concept issu de la Guerre Froide de garnisons positionnées en Europe contre les menaces orientales.

De bonnes nouvelles pour les Européens ?
Le premier effet de cette campagne de printemps est assurément que l’OTAN tente d’y retrouver sa vocation historique. Hésitante sur ses finalités depuis la fin de l’URSS, jusqu’à se penser en organisation de lutte contre le terrorisme ou de pacification bien loin de l’Atlantique Nord, l’OTAN retrouve sa fonction de fédération des forces armées d’Europe occidentale contre les risques militaires venus de Russie. Elle désigne en effet clairement l’annexion de l’Ukraine en mars 2014 et les combats dans le Donbass comme une des sources principales de risques pour la sécurité collective en Europe.

Le deuxième effet sera un regain supplémentaire de tension avec la Russie et une riposte militaire nouvelle de la part de cette dernière notamment à Kalinigrad, en Crimée et près de la frontière ukrainienne, à Rostov sur le Don. En butte aux sanctions américaines et européennes depuis 2014, elle impose un embargo handicapant les exportations, notamment agricoles, de l’Union européenne vers ses marchés domestiques ; elle y trouvera un aliment à sa posture obsidionale pointant la conjuration de ses voisins pour l’encercler et la priver de ses zones d’influence historiques. Pour la Russie, la politique actuelle de l’OTAN est « révisionniste » : elle vise à réviser l’équilibre des forces en Europe et à revenir sur l’accord des années 1990 entre l’OTAN et la Russie limitant l’installation de troupes de l’OTAN et d’infrastructures de défense à l’est de l’Europe. L’OTAN de 2016 risque, en retrouvant sa vocation historique, de consolider la trajectoire russe de revanchisme sur la décennie 1990 marquée par l’humiliation.

Pour les Européens, ce durcissement des blocs militaires soulève de grandes interrogations. Bien entendu, l’OTAN agit comme assureur de dernier ressort contre les actions de la Russie en Europe. Toutefois, avec la disparition des zones tampons et des neutralités historiques, les Européens dans leur ensemble sont contraints de fixer leur politique extérieure en réagissant aux agendas venus de l’extérieur de l’Europe.

Après cette séquence otanienne, et suite à la période de trois ans d’activité intense de la Russie en Europe, l’Union européenne est-elle en mesure de trancher de façon autonome le débat sur la levée des sanctions économiques contre la Russie ? Plus largement, la sécurité collective de l’Europe semble revenir à un équilibre instable des puissances et des contrepoids des coalitions. Quand l’OTAN est de retour en Europe, elle risque de réduire à la portion congrue l’Europe de la défense, déjà plus qu’affaiblie. Le système de sécurité collective de l’Europe – le destin de l’OSCE en témoigne – est aujourd’hui pris dans des stratégies qui ne placent pas nécessairement les intérêts des Européens eux-mêmes au premier plan.

Dans une montée en puissance et en tension des protagonistes extra-européens, les Européens risquent de perdre les marges d’autonomie stratégique qu’ils avaient su se ménager notamment à l’initiative de la France.