Municipales: tous villageois? edit

24 février 2020

Quels que soient les résultats des municipales, le grand vainqueur est déjà connu : la chlorophylle. Un survol rapide des programmes électoraux dans les grandes villes de France dévoile un tableau fascinant : ce ne sont que nouveaux jardins, espaces piétonnisés et apaisés, fermes urbaines, cantines bio, mobilités douces, etc. De l’économie, des inégalités sociales, il n’est plus guère question. Seule la sécurité fait exception et vient compléter l’image de cette nouvelle Arcadie résidentielle qui semble devenir l’horizon unique de la politique urbaine. La référence au « village dans la ville » est omniprésente, la proximité exaltée sous toutes ses formes.

Les candidat(e)s à la mairie de Paris ne sont pas les dernier(e)s dans ce mouvement. Comme dans d’autres centres urbains, on pourrait voir dans ce verdissement une réponse à la gentrification croissante. Mais le mouvement est plus profond. Les Français, qui ont été longtemps à la traîne en matière de conscience écologique par rapport à leurs voisins d’Europe du Nord, semblent désormais monter dans le peloton de tête mondial. Une très intéressante étude de l’institut de sondage américain Pew Research, datée d’avril 2018, révèle que la France est, avec la Grèce et la Corée du sud, l’un des trois pays du monde les plus inquiets des risques du changement climatique, et celui où la croissance de cette inquiétude a été la plus forte au cours des années récentes (En 2013, 54 % des Français sondés considéraient que le changement climatique était une menace majeure ; ils étaient 83 % en 2018). Et l’étude montre aussi que l’écart très fréquent des opinions entre diplômés et non-diplômés sur ce sujet est particulièrement peu marqué chez nous.

Élections de maires ou de syndics de copropriété ?

La montée des préoccupations écologiques est évidemment une bonne nouvelle. On sait que planter des arbres est un des seuls moyens efficaces de lutter contre les îlots de chaleur urbains, dont les récentes canicules nous ont donné un avant-goût. On sait que la qualité de l’air urbain reste un problème majeur de santé publique, souvent sous-estimé. On comprend aussi que les citadins stressés rêvent de calme et de verdure. Et pourtant, la primauté absolue accordée à la dimension résidentielle laisse perplexe. En parcourant les programmes municipaux (Paris compris) on ne peut se départir du sentiment que nous sommes appelés à élire non pas des maires, portant la complexité des enjeux de nos sociétés, mais des syndics de copropriété, qui rivalisent de promesses sur le confort et la quiétude résidentielle, laissant les autres enjeux dans une sorte de vide, ou au mieux, d’implicite. Or ceci a une cause précise. C’est l’enfermement de l’élection dans le corset étroit d’une échelle municipale qui ne correspond absolument plus à l’espace réel de l’activité, de la vie, des mobilités, des problèmes et des enjeux auxquels sont affrontés nos concitoyens et nos territoires. Jean Viard a joliment parlé de « démocratie du sommeil ». Nous élisons les représentants des lieux où nous dormons, mais pas des espaces où nous travaillons, étudions, prenons nos loisirs, etc. Rappelons que, dans la France actuelle, deux salariés sur trois travaillent dans une autre commune que celle de leur résidence (et donc de leur vote). La distance moyenne entre résidence et travail est de l’ordre de 30 km. En Île de France, les micro bassins d’emploi qui ont existé jusqu’aux trente glorieuses ont complètement explosé. La ville-centre participe massivement aux pulsations urbaines quotidiennes, dans le sens sortant et dans le sens entrant, sauf pour une catégorie de privilégiés qui ne passent que rarement le périphérique, mais qui sont surreprésentés dans les médias, le monde culturel et intellectuel. Les périmètres des intercommunalités (appelées « métropoles » dans les plus grandes villes) sont en général plus proches de la réalité des bassins de vie. En Île de France, ce n’est pas le cas. La dite « Métropole du Grand Paris », mise en place sous le quinquennat Hollande, regroupant les 131 communes des 4 départements centraux de la région, ne constitue en rien un espace pertinent au regard des flux réels de la vie urbaine. Plus d’un million d’actifs traversent tous les jours la frontière de cette entité artificielle qui regroupe 7 millions de franciliens sur 12. En province, les intercommunalités qui existent à l’échelle de l’agglomération sont davantage pertinentes et elles jouent un rôle essentiel. Mais comme la désignation de leurs dirigeants n’est faite qu’au second degré, les élections municipales sont bien souvent l’occasion rêvée de réaffirmer l’identité de chaque clocher, contre les logiques « dominatrices » des villes-centre. Il est sans doute inévitable que l’élection municipale marque l’apothéose du municipalisme. Mais c’est aussi le moment où les effets pervers de cette situation apparaissent de la manière la plus éclatante. J’en retiens trois principaux.

L’écologie, comme les problèmes sociaux, appelle l’échelle supra-communale

Premièrement, l’écologie, même si elle est omniprésente, ne trouve pas son compte dans l’addition des politiques municipales. L’écologie version résidentielle ou villageoise donne une vision bien rétrécie des mutations nécessaires. Les mesures de verdissement à l’échelle communale sont utiles du point de vue de l’adaptation, de l’atténuation des effets du changement climatique. Si l’on cherche des mesures contribuant effectivement à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et à la préservation de la biodiversité, on voit bien qu’il faut changer d’échelle. La réduction des mobilités carbonées, par exemple, est très dépendante des grands choix d’organisation urbaine, choix surtout implicites résultant de l’addition incontrôlée de politiques municipales. La multiplication de lotissements communaux dans les grandes périphéries urbaines, au sein de municipalités souvent dénuées des services collectifs que seule permet une masse critique d’habitants, a ainsi conduit à un modèle spatial dysfonctionnel : couteux pour la collectivité (en termes d’infrastructures), pénalisant pour les ménages qui paient souvent en transport plus que ce qu’ils économisent en termes de logement, et néfaste en termes environnementaux. Verdir massivement les espaces urbains ne peut pas faire de mal, mais ne changera strictement rien à ces problèmes structurels. La réalité est que presque tous les problèmes urgents de la mutation écologique - énergie, mobilités, biodiversité, pollutions - ne peuvent être traités qu’à des échelles qui sont au minimum celles des aires métropolitaines, et allant même au-delà de ces aires, en incluant les espaces ouverts, naturels ou agricoles, qui entourent les nappes urbaines. Or, sur ces échelles métropolitaines, le silence des campagnes électorales est aujourd’hui assourdissant. Dans les programmes de Paris-centre, quand le Grand Paris est évoqué, c’est au titre de la proximité immédiate, des portes, des communes limitrophes, ou alors sous l’angle de partenariats entre communes volontaires. Combien de temps faudra-t-il pour que les habitants des rivages enchantés de la Seine centrale comprennent que leur sort est lié à celui des 10 millions de personnes qui vivent au-delà du périphérique, et que des décisions fortes sont nécessaires à l’échelle de l’agglomération, qui est aujourd’hui, sur beaucoup d’aspects stratégiques, un lieu de pouvoir vide ?

Le deuxième aspect problématique est le sentiment d’irréalité sociale que dégagent ces programmes vantant le retour à l’ultra-proximité verte et joyeuse. Où sont passés les SDF, les migrants, les réfugiés, les vieux, les malades ? Quelle est la place des femmes de ménage qui partent avant l’aurore pour nettoyer les bureaux chics, avant l’arrivée des jeunes cadres cyclistes ? Des infirmières qui ne peuvent plus se payer les logements de Paris centre, où sont encore concentrés tous les grands hôpitaux ? Qui représente les salariés des centres logistiques égrenés le long des autoroutes périphériques, inaccessibles autrement qu’en voiture, après des trajets souvent harassants de grande banlieue à grande banlieue ? Sait-on que les cadres aujourd’hui utilisent plus les transports en commun que les ouvriers, tout simplement parce qu’ils habitent des communes bien desservies, donc plus chères ? Les inégalités les plus fortes dans la France actuelle sont celles que l’on trouve au sein des agglomérations urbaines, et non dans cette pseudo-division qui opposerait des métropoles soi-disant prospères et des périphéries rurales soi-disant oubliées. Or ces inégalités sont croissantes, particulièrement en Île de France, où n’existe aucun mécanisme de péréquation autre que symbolique entre les territoires. Là encore, pour répondre aux problèmes de ces millions de vie qui s’organisent transversalement aux découpages communaux, l’addition des politiques municipales, aussi bien intentionnées soient-elles, ne fournira pas les réponses.

Un déni de démocratie

Enfin, j’ai évoqué les intercommunalités, qui, sauf en Île de France, ont repris, en réalité, l’essentiel des fonctions de la gestion territoriale. Mais on bute ici sur la troisième dimension problématique de l’élection, la plus choquante. C’est le déni de démocratie qui résulte du fonctionnement au deuxième degré, faisant élire les dirigeants par les élus municipaux et donc reposant in fine sur des arrangements opaques entre ces derniers. Ces arrangements occultent aux yeux des citoyen(ne)s de base la véritable structure décisionnelle de leurs territoires de vie. Ils conduisent à confier à des entités de style technocratique les véritables choix politiques. Sans parler des coûts de transaction de la négociation permanente, qui explosent en l’absence d‘un pouvoir d‘arbitrage suffisamment légitime. Ce double niveau contribue aussi, sans surprise, à éloigner l’objectif de parité : il y a beaucoup moins de femmes présidentes d’agglomération que de femmes maires. Or la réponse à ces problèmes, véritable nœud gordien du pouvoir local, est connue. Quasiment tous les observateurs la partagent depuis des décennies. Il faut passer à l’élection au suffrage universel direct d’une ou d’un maire d’agglomération. C’est simple et cela changerait tout. On pourrait alors multiplier les parcs urbains sans escamoter les questions décisives pour l’avenir de nos villes et de nos sociétés, y compris les questions écologiques.