Macron entre ciel et terre edit

23 février 2017

Emmanuel Macron est confronté à un exercice complexe car sa candidature est placée sous le signe d'une démarche anti-système propre à attirer les millions de Français, et en particulier de jeunes, qui ne se reconnaissent ni dans les hommes, ni dans les idées, ni dans les codes et procédures des partis traditionnels, et en même temps sous celui du retour à une formule politique qui, pour être étrangère à nos usages depuis 1962, n'en est pas moins solidement inscrite dans la tradition républicaine : la conjonction des centres ou, comme on disait avant 1958, la « concentration républicaine ». Or, autant le candidat anti-système réussit bien auprès d'un public politiquement invertébré en lui adressant un discours gonflé à l’hélium des grands principes et des grands sentiments et en suscitant auprès des paumés de la république un réflexe d'adhésion et de soumission à un leader de charme, autant il peine à cerner les contours, à accepter les contraintes et à organiser la cohérence d'une configuration politique qui pourtant n'a jamais cessé d'être, sous des appellations diverses, une des grandes tentations du système républicain. Derrière le macronisme, il y a du Boulanger, du La Roque ou du de Gaulle, mais il y a aussi le Waldeck- Rousseau de l'Action Républicaine, la Troisième Force de la Quatrième République, la tentative de Grande Fédération de Gaston Defferre en 1965 ou encore la candidature Poher en 1969. Ces formules ont joué un rôle décisif dans les périodes les plus critiques de l'histoire de la Troisième et de la Quatrième République. Elles ont en revanche toujours échoué sous la Cinquième, cette machine majoritaire à broyer les centres.

Aujourd'hui, Emmanuel Macron paraît fondé à penser que la décomposition simultanée d'une droite et d'une gauche éclatées entre pulsions populistes et ambitions gouvernementales redonne pour la première fois depuis 1962 ses chances à la conjonction centriste des modérés de chacun des deux camps. L'heure pourrait bien avoir sonné d'une renaissance de la tentation ferryste de la synthèse par rapport à la tentation clemenciste de la confrontation. La combinaison de ces deux démarches – l'exploitation de la décomposition du système et l'aspiration à sa recomposition – n'est pas facile à réaliser. Elles s'opposent trait pour trait : elles ne poursuivent pas le même objectif, ne ciblent pas le même électorat, ne répondent pas à des attentes de même nature et n'organisent pas la participation des citoyens à la vie publique sur les mêmes bases. Tout distingue les contestataires du système de ses rénovateurs même si c'est de leur convergence ultime et de leur synergie transformatrice que dépendra le succès final de l'entreprise du nouveau prince charmant de la politique française. Les uns sont des subversifs et entendent jeter les bases d'une démocratie participative d'un type nouveau, les autres sont des réformistes attachés aux formes et aux usages de la démocratie représentative. Les uns entendent dynamiter le système hérité de plus de deux siècles de vie parlementaire et partisane, les autres se contentent de vouloir greffer sur la Cinquième République la formule politique de conjonction des centres qui a fait la fortune des républiques précédentes. Les uns ambitionnent d'élargir la « Cène électorale » et d'attirer au repas démocratique les électorats rebelles et marginalisés qui s'en sont exclus, en particulier les jeunes et les enfants de l'immigration, les autres souhaitent plus modestement offrir à un électorat classiquement républicain et solidement intégré dans la Cité des perspectives idéologiques et stratégiques nouvelles. Les uns surfent intelligemment sur une pulsion populiste et anti-système, les autres organisent la convergence de ceux qui, à l'intérieur de chaque grande famille, privilégient sur les émotions actuelles la fidélité aux valeurs libérales, sociales et européennes issues des Trente Glorieuses et aujourd'hui menacées par le grand retour des rhinocéros mis en scène par Ionesco. Les uns réveillent les assoupis, élargissent les murs, mobilisent les paumés et récupèrent les indignés, les autres sélectionnent les raisonnables, modèrent les ardeurs des agités, recomposent les familles traditionnelles, encadrent les rêves et font converger les prudences. Les uns sont des révolutionnaires décidés à larguer les amarres et à faire du passé table rase, les autres des conservateurs, résolus comme Camus à empêcher que le monde se défasse.

Entre les uns et les autres, Emmanuel Macron godille avec un bonheur inégal comme un autodidacte de la politique qui en serait, à l'instar de son homologue de La Nausée, à la moitié de sa bibliothèque. Son risque est de perdre sur les deux tableaux et, par facilité intellectuelle et complaisance narcissique, de s'égarer entre mystique et politique. S'il veut survivre à l'épreuve de la campagne, il lui faut fidéliser ses soutiens et donc cercler son Royaume. Politiquement, il lui faut admettre qu'on ne peut rassembler sans exclure ni vaincre sans discriminer. Au lieu de céder à la tentation d'une exaltation sentimentale vaporeuse et d'un ratissage idéologique tous azimuts, le fondateur d’En marche gagnerait sans doute à congédier « la langue de coton », celle dont les énoncés sont trop insignifiants pour être contredits, et à s'engager avec plus d'âpreté sur un clair discours d'action républicaine. Idéologiquement, son aire de développement potentiel est relativement large puisqu'elle suppose la jonction de ce qu'on appelait jadis la résistance et le mouvement. Elle n'en gagnerait pas moins à être clairement délimitée. Gouverner, c'est choisir plus encore que séduire. C'est le refus de toutes les formes de populisme qui seul peut donner à son camp la cohérence et la robustesse nécessaires à sa survie et éviter au macronisme de se transformer en ville ouverte à tous les vents et promise à tous les pillages. L'irénisme, voilà le premier ennemi du nouveau prince de la jeunesse.

Dans la France d'aujourd'hui, ce discours ne peut prendre qu'une seule forme, celle d'une défense et illustration de la démocratie libérale, sociale, écologique et européenne face à toutes les menaces intérieures et internationales dont elle est l'objet, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon et de Trump à Poutine. Emmanuel Macron regarde les étoiles et entend légitimement répondre aux aspirations des nouvelles générations à un monde nouveau, le monde prometteur et déconcertant qui se met en place dans le sillage des innovations scientifiques et des bouleversements technologiques des trente dernières années. Le candidat ne peut toutefois se dispenser de procéder en même temps à un « back to basics », et de cerner les fondamentaux propres à sauvegarder le patrimoine de valeurs et de principes que nous avons reçus en héritage. Sa chance, c'est que face aux dérives réactionnaires des temps nouveaux, progressisme et conservatisme ont désormais partie liée. Ces espèces menacées aux extrêmes par la tornade populiste et spontanément réfugiées dans les cases centrales de l'échiquier sont aisément identifiables : la démocratie représentative, la garantie des droits fondamentaux, l'Europe politique, la sécurité collective, atlantique et désormais européenne, une économie ouverte sur le monde, une croissance fondée sur le respect et le développement des entreprises, l'indivisibilité de la compétition économique et de la protection sociale, et, enfants tardifs du consensus démocratique, le refus du saccage des ressources naturelles et la lutte contre le réchauffement climatique.

La stratégie politique d'Emmanuel Macron laisse paraître les mêmes travers que son offre idéologique : il privilégie à l'excès le parti de la rupture sur celui de la fidélité. Comme le suggère Jérôme Sainte-Marie, la fragmentation du système partisan et la prétention à éradiquer les familles politiques constitutives de l'identité républicaine ne sont pas sans risque car elles seraient de nature à freiner la reproduction des grandes mobilisations républicaines observées au second tour de l'élection présidentielle de 2002 comme aux élections régionales de 2015. Le Front National n'a été jusqu'à présent marginalisé que par le rassemblement et la mobilisation solidaire des grandes sensibilités constitutives de notre identité. Il n'est pas sûr qu'un parti-champignon improvisé au sommet dans la plus grande précipitation soit aujourd'hui aussi efficace. La démarche choisie par Macron pour constituer ce que le général de Gaulle aurait appelé « l'armée de ceux qui le soutiennent », présente un caractère à la fois impersonnel, moralisateur, autoritaire et centralisé qui en limite la portée. Il lui faut par dessus tout se garder de la tentation sectaire qui est par exemple celle de Beppe Grillo en Italie. On comprend que l'urgence commande au fondateur d’En marche de prendre des moyens non conventionnels pour échapper à la solitude et préparer les prolongements parlementaires de son éventuelle élection. Ce n'est toutefois pas en créant de toutes pièces une légion de soldats inconnus dociles et sans mémoire, priés, comme le jeune homme riche de l'Evangile, de renoncer à tout ce qu'ils furent avant la rencontre salvatrice avec le nouvel homme, que l'on bâtira, face au Front National, une force politique capable de meubler le vide moral et politique actuel. Il en faut plus pour pallier les carences d'une gauche en folie et d'une droite si peu regardante moralement qu'elle a choisi François Fillon comme porte-étendard.

Il ne suffit pas que quelques milliers d'hommes mettent leur pas dans ceux du prophète pour sauver la démocratie française du désastre programmé. Il faut encore que ce qu'il y a de meilleur et de plus résistant dans les grandes sensibilités collectives de la République se retrouve explicitement dans le mouvement de résistance et de renouveau qu'ambitionne de conduire le « nouvel espoir de la politique française ». Emmanuel Macron gagnerait à cet égard à méditer sur les échecs et les succès du plus illustre de nos hommes d'Etat, le général de Gaulle. Celui-ci fut confronté à deux reprises, à la Libération d'une part et en 1958 de l'autre, à un dilemme analogue à celui qui se pose aujourd'hui : fallait-il pour restaurer l'Etat, la République et l'autorité de la France rassembler, comme l'y invitait Jean Moulin, les partis et les syndicats représentatifs de la tradition républicaine au sein d'une institution qui leur fût commune ? Ne fallait-il pas plutôt, comme le recommandait Pierre Brossolette, que le général créât autour de sa personne un parti de rassemblement entièrement nouveau pour assurer la relève des partis qui avaient mis la France en faillite ? On sait ce qu'il en advint. A la fin de la guerre, de Gaulle tâta successivement et avec un égal insuccès des deux formules : dans un premier temps, il abandonna aux partis les grandes consultations électorales et se laissa mettre sur la touche. Dans un second temps, avec le RPF, il lança, mais trop tard, son propre En Marche et ne parvint pas à casser le jeu des partis. En 1958, en revanche, il ne commet pas les mêmes erreurs : il se refuse, aux élections législatives de novembre, à défier le tardif et précaire consensus partisan qui a permis son retour mais, simultanément, n'en laisse pas moins ses amis constituer avec Roger Frey un parti de la fidélité, l’UNR, qui obtiendra d'emblée 18% des suffrages et se donnera ainsi les moyens de rafler la mise en 1962.

L'exemple vaut d'être médité : dans la conjoncture présente, Emmanuel Macron ne peut compter sur le concours d'aucun parti politique établi, d'autant que sa démarche de cohérence idéologique l'oblige à casser, à droite comme à gauche, l'unité de formations ravagées par les tentations populistes et extrémistes. Il lui faut donc impérativement bricoler dans l'urgence sa propre machine à présenter des candidats aux législatives. C'est la raison d'être d'En Marche. Il lui faut toutefois également assurer au sein de son dispositif une expression visible et singularisée des grandes sensibilités républicaines du centre, de la gauche et du mouvement écologique qui se reconnaissent dans sa démarche et qui seules peuvent donner à son combat l'épaisseur historique et la consistance politique nécessaires à la victoire. Il lui faut en somme réconcilier Jean Moulin et Pierre Brossolette et inventer simultanément En Marche et un nouveau CNR. Face à la crise morale et politique de la droite de gouvernement et aux délires utopiques des gauches en folie, Emmanuel Macron porte les derniers espoirs d'une France humaniste, créative et respectable. Encore faut-il qu'il accepte d'être le plus éminent des défenseurs de la République et ne se prenne pas lui-même pour la République à défendre.