Les ressorts de la défiance edit

2 mars 2015

Défiance partout, confiance nulle part. Experts et dirigeants s’en inquiètent à longueur de discours : la confiance serait introuvable chez les Français. Ceux-ci se défieraient de tout, des politiques comme de leurs voisins, de l’Etat comme du capitalisme, de l’islam comme de la mondialisation économique. D’où l’ambition de « restaurer la confiance » – ambition si souvent réaffirmée qu’elle finit par signer son propre échec. Pourquoi la défiance l’emporte-t-elle dans notre vie collective, comme le montre encore une fois le baromètre du Cevipof publié jeudi dernier ?

La confiance n’est pas seulement une disposition mentale : elle est d’abord une relation aux autres, une action et un pari, travaillés par la possibilité de la tromperie, par la crainte de se « faire avoir ». C’est sur un double registre que se déploie la confiance : le registre des intérêts matériels et celui des intérêts moraux - notre dignité, ce qui nous fonde comme personne. On pourrait définir la confiance comme un échange : une relation entre confiance donnée et une confiance reçue.

Pour que cet échange ait lieu, deux autres éléments sont nécessaires, qui sont constitutifs de la confiance. Le premier est la fiabilité, et plus largement la crédibilité de ceux à qui on fait confiance ; cela engage leur honnêteté, mais aussi leur compétence.

Le second, plus fondamental encore, est l’existence d’un monde commun entre celui qui donne sa confiance et celui qui la reçoit : des expériences qui se rejoignent, des mœurs, manières et civilités qui ne s’excluent pas, des règles de raisonnement compatibles. Bref des formes de vie et de langage qui permettent la communication et donc la coopération.  

Ces trois éléments constitutifs fonctionnent comme des multiplicateurs : ils se renforcent les uns les autres, ou s’affaiblissent les uns les autres.

À partir de cette grille d’analyse, on peut tenter de repérer les confiances et défiances qui traversent la société française. La défiance l’emporte dans la vie collective. Pourquoi ? À des degrés divers, les trois éléments que nous avons mis en évidence sont attaqués. Et ils s’affaiblissent les uns les autres.

Le premier constat est celui d’une défiance mutuelle, qui signale un monde de moins en moins commun. Appartenir à un monde commun n’exclut pas des divergences d’intérêts et de valeurs. Il permet néanmoins d’intégrer les intérêts, pour trouver des compromis. Un monde commun empêche ou contient la guerre de tous contre tous – expression ultime de la défiance mutuelle. Or, sans que nous soyons au bord de la guerre civile, ce consensus social minimum est mis à rude épreuve, subissant les coups de boutoir du corporatisme et de l’individualisme, mais aussi de l’obsession identitaire, individuelle ou collective. La constitution de contre-sociétés par ceux qui se sentent floués, menacés ou discriminés en est la conséquence la plus vive ; mais au-delà de cette forme extrême, de nombreux travaux décrivent des formes plus discrètes de séparatisme social et géographique. La résurgence d’identités religieuses exprimant et valorisant la différence n’est à cet égard que l’une des pratiques de retranchement observables de diverses façons, et qui transcendent évidemment les « communautés ». Il n’est guère facile de maintenir un monde commun quand la force d’une identité refermée sur elle-même devient une protection ou une revendication ou lorsque la singularité individualiste, sanctionnée par l’argent, paraît le critère d’une vie bonne.

Les phénomènes culturels ou identitaires ont leur dynamique propre, mais ils sont étroitement intriqués aux tensions économiques. Or notre machine redistributive, plus complexe que dans d’autres pays européens, plus étendue aussi, contribue à fragmenter notre pays, à ronger l’idée d’un bien et d’un intérêt communs. Fondé à la Libération sur la multiplication de statuts particuliers, de régimes et caisses de protection sociale, de réglementations de nombreux secteurs économiques, cette machine s’est agrémentée au fil des décennies de niches fiscales, d’effets de seuils, d’exonérations ou d’abattements : conçues comme des instruments de politique économique et sociale des gouvernements successifs, ces exceptions se sont surtout traduites par un recul supplémentaire des règles  communes et la fragmentation de la société en catégories.

L’illisibilité du système entretient la suspicion de devoir payer plus de prélèvements que les autres, ou de bénéficier de moins de prestations. Avec son maquis de règles disparates, d’exemptions et de statuts, notre système de redistribution est devenu ainsi une vaste machine à produire du ressentiment, qui est passée en surrégime avec les quelque 70 milliards de prélèvements supplémentaires imposés en quatre ans, sous deux gouvernements successifs et opposés, pour tenter de réduire les déficits publics. Quand ce sentiment d’injustice rencontre l’obsession identitaire, cela aboutit au rejet de « l’assistanat » et à une perte de légitimité des mécanismes de solidarité.

Ce fort sentiment d’injustice attise la défiance entre groupes sociaux. L’Etat, affaibli, est soumis aux pressions successives de revendications particularistes, plutôt qu’en capacité de définir un intérêt commun.

C’est dans ce contexte que se pose la question de la défiance économique, qui ne se définit pas seulement par un rapport aux autres (proches ou lointains), mais aussi et surtout au temps, à l’avenir.

Les choix d’engager des dépenses d’investissement, notamment de biens durables chez les ménages, d’investissements ou d’embauches dans les entreprises, reposent sur des anticipations en partie rationnelles, mais orientées par un sentiment général. Or un nombre grandissant de Français, patrons de PME compris, ressentent aujourd’hui la menace d’une dégradation de leur niveau de vie et de leur position sociale. Les causes en sont connues, des difficultés d’insertion pour les moins de 30 ans au spectre du chômage de longue durée pour les plus de 45 ans, en passant par la difficulté de l’accès à la propriété et le poids des dépenses contraintes dans le budget des ménages, sans oublier un système de retraite qui a perdu une partie de sa capacité à rassurer : les réformes successives ont accentué le doute sur le montant futur des pensions et la fiabilité du système, provoquant la constitution d’épargnes de précaution qui alourdissent encore les contraintes de budget des ménages. Cette faible confiance dans l’avenir contribue à l’atonie de l’activité… nourrissant en retour les anticipations pessimistes !

Or les politiques de « redressement » se heurtent à la défiance. Comment convaincre les citoyens qu’un sacrifice immédiat est gage d’une amélioration future, que leur intérêt à moyen terme passe par une détérioration de court terme ? Telle est l’aporie des politiques de « redressement » : elles renforcent le sentiment d’insécurisation et crédibilisent la menace de dégradation, ce qui se traduit par des comportements de précaution (épargne, restrictions) ou d’exit (fraude, évasion fiscales ou travail au noir) qui amplifient les conséquences déjà mécaniques des efforts demandés. Comportements plus tentants quand on a la conviction que le système collectif fonctionne à son détriment et au bénéfice des autres.

Ainsi voit-on se mettre en place un cercle vicieux où la défiance mutuelle, la difficulté grandissante à se reconnaître un monde commun, se conjuguent à la défense des intérêts particuliers pour entraver toute politique qui tenterait de reconstruire une confiance en l’avenir.

C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre la défiance à égard des élites et notamment des dirigeants politiques, leur crédibilité étant mise en cause faute de résultats, leur capacité à définir l’intérêt commun étant contestée faute de sentiment de justice, et le soupçon sur leur désintéressement découlant des statuts particuliers qui tiennent à leurs fonctions, statuts de moins en moins acceptés. Défiance facilitée quand les catégories dirigeantes s’enferment dans une technicisation extrême des affaires communes, qui donnent aux salariés comme aux citoyens le sentiment d’en être exclus – donc bientôt floués.

Il y a pourtant des signes de confiance dans la société française – on cite souvent, à juste titre, la démographie. Si la défiance collective domine, ce n’est pas une fatalité : c’est du fait d’une combinaison particulière d’injustice sociale, d’insécurisation économique et de poussées identitaires, lesquelles fragilisent la coopération et la projection dans l’avenir. Cette combinaison en forme de cercle vicieux a été malencontreusement accélérée et amplifiée par les hausses d'impôts associées à la politique de réductions des déficits publics menée depuis 2011 – une année qui est aussi le point de départ du « nouveau » Front national de Marine Le Pen.