Les Français et les inégalités edit

18 mai 2016

Depuis Tocqueville, il est entendu que les Français développent une passion pour l’égalité. Diverses enquêtes (notamment l’International Social Survey Program en 1999) ont effectivement montré que les Français sont, et de loin, parmi les plus nombreux des habitants des pays développés à déclarer que « les inégalités dans le pays sont trop grandes » : 60% d’entre deux sont tout à fait d’accord avec cette idée, contre seulement 31% des Britanniques, 29% des Suédois, 25% des Américains (où pourtant, on le sait, les inégalités sont très fortes).

Cependant, dénoncer les inégalités est une chose, adhérer à des principes égalitaires et à des idées de justice en est une autre car d’une part l’intensité de la réduction des inégalités souhaitée peut être très variable et d’autre part les critères sur lesquels elle se fonde peuvent être également très divers. Les idées en la matière ne sont pas dichotomiques comme on se plaît trop souvent à le penser en France, mais s’étagent sur une toute une gamme qui mêle de façon relativement complexe différents principes.

Une série d’enquêtes (1) approfondies a été menée à ce sujet en France ces dernières années, qui contribuent à nuancer assez fortement l’idée d’un peuple français voué à la défense exclusive de l’égalité (l’enquête « Perception des inégalités et des sentiments de justice », dite PISJ, réalisée en 2009 et l’enquête « Dynamique des inégalités : la formation des représentations », dite DYNEGAL, réalisée en 2013).

Ces enquêtes confirment que les Français trouvent leur société très inégalitaire : dans l’enquête Dynegal, 56% d’entre eux sont de cet avis (en se plaçant en positions 8 à 10, pour juger sur une échelle de 1 à 10 de la force des inégalités de revenu). Pour la plus grande partie des Français, ces inégalités qu’ils jugent fortes ne sont pas justifiées, puisque 66% d’entre eux trouvent la société française injuste.

Néanmoins, les Français n’adhérent pas pour autant à une vision « égalitariste » qui reviendrait à ne justifier aucune différence de revenu. La question a été posée, de manière un peu différente, dans les deux enquêtes, mais les résultats sont convergents : un petit tiers des Français adhèrent à cette vision strictement égalitariste (aucune différence de revenu n’est légitime), et deux tiers, donc, la rejettent. Un autre résultat, qui peut paraître assez surprenant, témoigne que les Français ne partagent pas majoritairement une vision radicale de l’égalité. On leur demandait en effet, parmi les trois termes de la devise française de la République, d’indiquer auquel ils accorderaient personnellement le plus d’importance. La « liberté » l’emporte assez nettement sur « l’égalité » (40% contre 32%, et 16% pour la « fraternité », 11% ne pouvant départager les trois termes). Les Français seraient donc plus libéraux qu’égalitaristes ?

L’analyse des principes de justice auxquels ils souscrivent montre également que leur jugement est nuancé. L’enquête PISJ interrogeait les enquêtés sur les trois principes de justice distributive retenus par le psychosociologue Morton Deutsch : le mérite, l’égalité et les besoins. Les résultats montrent que les Français veulent concilier ces trois principes et non les opposer. Ils se prononcent certes en faveur d’une réduction des différences entre les revenus importants et les revenus faibles (à 89%), mais considèrent également que des différences de revenu sont acceptables lorsqu’elles rémunèrent des mérites individuels différents (à 85%), et adhèrent encore plus massivement (à 95%) à l’idée qu’une société juste doit garantir à chacun la satisfaction de ses besoins de base. Dans l’ensemble, les trois quarts des Français défendent simultanément ces trois principes. Ils veulent donc une société plus juste, mais qui ne renonce pas à reconnaître et récompenser le mérite, tout en assurant à chacun le minimum qui lui permette de préserver sa dignité d’être humain.

Il est intéressant de s’arrêter un instant et de considérer un peu plus en détail ce que préconisent les Français en matière de réduction des inégalités de revenu. Pour le faire, l’enquête PISJ avait demandé aux enquêtés d’indiquer pour un certain nombre de professions, à la fois ce qu’à leur avis gagnait une personne exerçant cette profession et ce qu’elle devrait gagner. L’idée était de mesurer, pour des professions typiques (ouvrier, vendeur, instituteur, médecin généraliste, ministre, PDG, star de football…), le degré auquel les Français pensaient qu’un correctif devait être apporté, soit en améliorant sa rémunération, soit en l’abaissant.  Le premier enseignement de ces questions est que le rang des professions résultant de leur rémunération estimée n’est absolument pas bouleversé par le correctif apporté par les rémunérations souhaitées. Une nouvelle illustration du fait que les Français ne vivent pas du tout dans un univers mental conduisant à souhaiter l’écrasement de la hiérarchie des rémunérations. Cette hiérarchie a une certaine légitimité à leurs yeux qu’elle repose sur le talent, les responsabilités ou les diplômes. Néanmoins, s’ils ne bouleversent pas l’ordre, les Français veulent réduire fortement les écarts, c’est l’autre enseignement. Le médecin est le pivot de cette redistribution : son salaire souhaité est à peu près équivalent à son salaire perçu (autour de 6500 euros). Les autres professions sont, soit revalorisées (celles gagnant moins que le médecin), soit amputées d’une partie de leur rémunération (celles se situant au-dessus). Cette réduction souhaitée est d’autant plus importante que la rémunération est élevée : elle est en moyenne de 61% pour le PDG et de 79% pour la star de football.

Un autre résultat intéressant est que l’intensité de la réduction souhaitée des inégalités (en comparant les situations perçues et souhaitées des ouvriers non qualifiés et des PDG) n’est pas sensible au niveau de revenu personnel de la personne interrogée. Cela rejoint un résultat plus général de ces enquêtes : le statut social est faiblement explicatif des opinions en matière d’inégalités et de justice sociale. Autrement dit, être riche ou pauvre, cadre ou ouvrier n’a qu’une assez faible influence sur le fait de trouver la société inégalitaire ou injuste.

Les idées politiques sont beaucoup plus discriminantes. Mais l’enquête Dynegal révèle à ce sujet un résultat inattendu et non conforme à la théorie politique qui prédit une décroissance linéaire de la sensibilité à l’injustice lorsqu’on passe des positions les plus à gauche aux positions les plus à droite. En réalité la relation est aujourd’hui curvilinéaire : la courbe de sensibilité à l’injustice connaît un ressaut important à l’extrême-droite. Concernant l’injustice sociale la droite extrême se distingue aujourd’hui nettement de la droite modérée. Elle est plus sensible à ce qu’elle ressent comme une forme d’injustice, en considérant que l’argent public est mal employé et mal réparti entre les groupes sociaux et que certains d’entre eux, les immigrés notamment, bénéficient de faveurs indues. Ces nouvelles attitudes politiques que les chercheurs ayant exploité cette partie de l’enquête appellent « égotisme économique » ou « populisme économique », contribuent à complexifier et à rendre plus composites les attitudes à l’égard des injustices.

1. Voir Michel Forsé et Olivier Galland (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Armand Colin 2011 et Olivier Galland (dir.), La France des inégalités. Réalités et perceptions, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2016.