Le diable s’habille-t-il en Vuitton? edit

9 mars 2015

L’inauguration de la Fondation Vuitton au mois d’octobre dernier a suscité des commentaires partagés entre éloges de l’édifice conçu par l’architecte champion des institutions muséales Frank Gehry, et mise en cause des rapports de collusion entre mondes des affaires, de la politique et de l’art, auxquels Bernard Arnault prêtait son visage et son nom. Cet événement va pourtant au-delà de la success story du patron de Louis Vuitton et de la présence du plus haut dignitaire de l’Etat venu honorer un bâtiment financé pour moitié par le contribuable français. Elle révèle plus profondément le mode de fonctionnement d’une économie de marques intégrée et mondialisée.

Il n’est certes pas neuf que la haute société se prenne de passion pour les œuvres du temps suivant une série de paradoxes articulée par T. Veblen (The Theory of the Leisure Class, 1899). Il est en revanche remarquable que des capitaines d’industrie de premier plan placent une activité que les économistes classiques situaient au-delà de leur domaine de compétences, au sommet d’une pyramide commerciale évaluée à près de trente milliards d’euros pour le seul groupe LVMH. Têtes de pont d’une chaîne de valorisation incluant maroquinerie, prêt-à-porter, parfumerie, maquillage, crus classés et grands magasins, Jeff Koons, Christian Boltanski et Damien Hirst prolongent et raffinent ce fétichisme baudelairien du luxe et de la volupté.

Dans la transformation des catégories oiseuses en classe laborieuses et sa réciproque se noue le hiatus d’un haut de gamme pour tous, renfermant ce je-ne-sais-quoi d’esprit français prisés des malls de Dubai aux golden suburbs des villes globales. La France doit ici son succès à la qualité d’un tissu entrepreneurial conjuguant savoir-faire artisanaux, maillage serré de grandes enseignes et puissance d’évocation de son industrie de l’image, qui prend racine dans une structure de droits atypique.

Considérant le seul marché de l’art, si Paris a su infléchir l’ascension de Londres et de New-York engagée dans les années 1950 et résister au réveil italien et allemand des quinze dernières années, c’est moins en raison du flair de collectionneurs éclairés que d’un système d’incitations spécifiques. L’absence d’impôt sur la plus-value, l’exonération de franchises douanières, le défaut d’incitations à la donation à contre-pied des modèles anglo-saxons ont fait de la collection un levier d’optimisation fiscale d’autant plus efficace qu’il confère le noble rang de mécène. Tout à la fois indivisible, indestructible et insubstituable, l’œuvre d’art concrétise ainsi le rêve forcené des alchimistes consistant à tirer d’une matière sans valeur une valeur sans limite.

Ces qualités intrinsèques et l’internationalisation de dispositions incitatives expliquent que la bulle du marché de l’art ait pris son envol conjointement à la crise du crédit. Les reports vers cet espace d’investissement à faible risque, la courbe ascendante des super riches et le développement de la capacité financière des musées sous l’impulsion de municipalités engagées dans une course à la visibilité gonflent chaque année un peu plus cet afflux massif de capitaux. Alors que 55 000 établissements sont aujourd’hui dévolus à la célébration artistique dans le monde, le nombre de collectionneurs est passé de 500 000 à 70 millions en deux décennies. Les ventes aux enchères croissent en proportion, Les joueurs de cartes de Cézanne (250 millions de dollars en 2011), Le Cri de Munch (120 millions en 2012) ou le triptyque de Francis Bacon (142 millions en 2013) ayant fixé dans une actualité particulièrement dépensière la ligne de prix des œuvres sans prix, pour une enveloppe globale de 47 milliards de dollars.

Fonds d’investissement et structures d’Etat s’accordent pour attribuer cette escalade à la malice de figures centrales tenant de la main droite les cordons d’une bourse de valeurs artificiellement entretenues par leur main gauche. Le Power 100 et le Kunst Kompass, classements annuels des artistes et personnalités les plus influentes du monde de l’art, dresse la liste de ces acteurs-pivots tout à la fois collectionneur et mécène, galeristes et commissaires d’exposition, présidents de sociétés de ventes aux enchères et administrateurs de musées, homme d’affaires et amis du Prince. Le marchand d’art américain Larry Gagosian  et ses galeries courant de Los Angeles à Hong Kong, l’omniscient Hans-Ulrich Obrist tout à la fois critique, historien et commissaire d’exposition, le magnat des médias et directeur du MoMA Ronald Lauder, l’ancien patron de la maison Christie’s François Pinault et son rival en toute chose Bernard Arnault en sont les exemples les plus prégnants.

En se concentrant sur l’action de ces hommes forts, le monde de l’art occulte pourtant l’instrument de régulation qu’est la recherche d’une action non plus cumulative mais complémentaire entre institutions et marché. Le retour à cette logique d’équilibre implique que l’Etat et les grandes capitales adoptent d’autres vues que celles d’acteur-stratèges pris dans un jeu de concurrence internationalisée. C’est à ce prix que les œuvres d’art qu’Emmanuel Kant plaçaient au sommet de son entreprise critique en raison de leur immunité aux logiques d’intérêt pourront recouvrir des vertus moins monétaires qu’esthétiques.