La guerre des identités edit

20 novembre 2020

La dérive identitaire d’une partie des sciences humaines, d’une partie de la gauche et d’une partie des médias aux États-Unis commence à être dénoncée par une série d’intellectuels et d’essayistes. Le livre de Mark Lilla sur La Gauche identitaire, l’Amérique en miettes, sorti en 2018, avait déjà connu un large écho. Tout récemment un autre ouvrage, La Grande Déraison, vient d’être traduit et publié sur cette question de la politique des identités aux Etats-Unis principalement. Son auteur, Douglas Murray, serait certainement vu de côté-ci de la Manche (il est britannique) comme quelqu’un d’assez sulfureux (il est défini comme proche d’une ligne néoconservatrice par Wikipédia, et il est favorable au Brexit), mais son analyse est très documentée. Ce qu’il dit rejoint d’ailleurs largement ce que dit Mark Lilla, une personnalité de gauche américaine, professeur à Columbia.

Mais de quoi s’agit-il ? Cette dérive c’est celle qui consiste à définir tout individu par son identité liée à sa race, son sexe ou son orientation sexuelle (ou par la combinaison de tout ça, « l’intersectionnalité »). Le problème est que cette identité devient exclusive, elle est supposée définir entièrement, totalement l’individu, il ne peut s’y soustraire, et ceux qui lui sont étrangers ne peuvent la comprendre, ni en parler. Cet exclusivisme contribue à enfermer les individus dans ces définitions d’eux-mêmes et à les opposer à ceux qui ont la définition symétriquement inverse (femme-homme, noir-blanc, gay-hétéro) ou d’autres définitions de leur identité ou de leur groupe d’appartenance (ou pas d’identité particulière).

L’Argentin Ernesto Laclau et sa coauteure Chantal Mouffe (chantre aujourd’hui en France du populisme de gauche et inspiratrice, dit-on, de Jean-Luc Mélenchon) ont jeté les bases de cette politique des identités dans leur livre publié en 1985, Hegemony and Socialist Strategy. Ces deux auteurs répudiaient la lutte des classes marxiste pour promouvoir les minorité sexuelles ou raciales « dont l’identité n’est pas construite autour ‘d’intérêts de classe’ spécifiques » (article de Marxism Today, cité par Murray).

La fin du rêve de Martin Luther King

La « déraison » que dénonce Douglas Murray, tient au tournant qu’a pris ce courant d’idées aux Etats-Unis, dès les années 1990. Progressivement, il ne s’est plus agi seulement de défendre les minorités, de faire reconnaître leurs droits, de dénoncer les injustices dont elles sont victimes, mais d’affirmer que leur statut de minorité leur confère une identité inaliénable qui les différencie radicalement de tous ceux qui ne la possèdent pas. Cette identité, les minorités en sont en quelque sorte les propriétaires exclusifs (d’où la dénonciation des tentatives « d’appropriation culturelle ») et elles ont vocation à la faire fructifier et à la défendre contre les identités concurrentes ou hostiles. On entre donc dans un univers guerrier qui oppose les identités les unes aux autres.

C’est sans doute sur la question de la « race » que l’évolution est la plus frappante. Murray rappelle que Martin Luther King voulait que ses enfants puissent « un jour vivre dans une nation où ils ne seraient pas jugés sur la couleur de leur peau mais sur la valeur de leur caractère ». Martin Luther King rêvait donc d’effacer toute détermination raciale dans le destin des individus et dans la façon dont ils sont définis par la société.

La pensée radicale noire aujourd’hui aux États-Unis, alimentée par les Black Studies des universités de sciences humaines, est à l’exact opposé de ce projet d’effacement des frontières raciales. Elle est tout imprégnée au contraire d’une obsession raciale. Le fait d’être blanc ou noir devient une nature qu’on ne peut expurger et qui fige donc et pérennise les frontières de race. Le « rêve » de Martin Luther King est répudié.

Dans un autre livre sur la même question, Laurent Dubreuil (La Dictature des identités) raconte en détail l’histoire édifiante de Rachel Dolezal, la « fausse noire ». Pendant des années, Dolezal a affirmé être noire, et est même devenue responsable d’un comité local de la NAACP, l’Association nationale pour l’avancement des personnes de couleur. Oui, mais voilà, Dolezal n’est pas noire, elle finira par être démasquée (ses parents biologiques sont d’origine germano-tchèque et ont aussi adopté des enfants de couleur). Dolezal a commis le crime impardonnable d’avoir menti sur son origine ethnique. On lui dénie le droit de s’identifier comme noire. « Que l’identité de la femme noire puisse être réalisée par une femme blanche constitue un scandale » conclut Laurent Dubreuil.

La nouvelle orientation qui a pris corps dans les Black Studies des universités américaines conduit ainsi, on l’a dit, à figer les frontières de race, mais produit également de nouvelles formes de stigmatisation à travers des concepts comme celui de « blanchité » (whiteness) qui vise à montrer que « les Blancs sont un problème ». Murray cite à ce sujet le président de l’association américaine de sociologie, Eduardo Bonilla-Silva, pour qui l’idée même d’une société « dénuée de préjugés racistes » fait partie du problème et qui invente le concept de « racisme par refus de reconnaître la couleur ».

Le genre est également évidemment un autre terrain privilégié sur lequel se déploie la politique de l’identité. Dans sa troisième vague, le féminisme a pris lui aussi un tour guerrier : Susan Faludi publie en 1991 Backlash. La guerre froide contre les femmes ; Marilyn French publie un an après La Guerre contre les femmes. Ces auteurs déploient l’argumentaire d’une guerre totale menée par les hommes contre les femmes, qui aboutit finalement à une forme de misandrie, avec, dans la dernière vague du féminisme, l’apparition de slogans comme « tous les hommes sont des ordures » et de concepts comme celui de « masculinité toxique ». Ce type de rhétorique commence à apparaître en France (Pauline Haramange qui vient de publier Moi les hommes je les déteste).

Il y a enfin, l’orientation sexuelle, avec les gays, les lesbiennes et les trans, qui est aussi bien sûr un axe important de revendication identitaire sur lequel je ne peux pas m’étendre dans ce court papier (je renvoie aux deux chapitres très fouillés que Murray y consacre dans son livre). 

Une défaite de la pensée

L’ensemble de ce programme identitaire produit, dans les départements universitaires qui lui sont consacrés, une abondante littérature qui s’apparente, c’est un autre aspect de la question, à une véritable défaite de la pensée. Cette littérature est en effet le plus souvent illisible et horriblement jargonnante. Voici un passage de la prose de Judith Bulter, une grande figure du féminisme américain, cité par Murray (p. 116). « Le passage d’un récit structuraliste dans lequel le capital est compris comme structurant les relations sociales de manière relativement homologue, à une conception de l’hégémonie dans laquelle les relations de pouvoir sont soumises à répétition, à la convergence et à la réarticulation, a introduit la question de la temporalité dans la pensée de la structure, et marqué le passage d’une forme de théorie althussérienne qui prend les tonalités structurelles comme objets théoriques à une forme dans laquelle les aperçus de la possibilité contingente de la structure inaugurent une conception renouvelée de l’hégémonie comme liée aux sites et aux stratégies contingentes de la réarticulation du pouvoir ».

Cela peut faire rire, mais Murray a raison de ne pas trouver ça drôle, car des milliers d’étudiants ingurgitent ce galimatias, et les bibliothèques universitaires regorgent d’ouvrages développant une prose du même genre. Et Murray a raison également de pointer le fait que cette fausse complexité a un objectif précis, celui d’entretenir le mythe d’une pensée structurée. Ce mythe a été toutefois bien souvent mis à mal par des pastiches totalement caricaturaux qui trouvent néanmoins preneurs dans des revues académiques affiliées à ces courants de pensée, comme cet article intitulé « le pénis conceptuel comme construction sociale », évalué par les pairs et publié en 2017 dans Cogent Social Sciences, alors qu’il s’agissait évidemment d’un canular. Plusieurs autres ont connu le même succès éditorial.

Un mouvement marginal ou influent ?

Une question reste irrésolue à la lecture du livre de Douglas Murray. À quel degré ces courants de pensée et ces débats sur l’identité et les minorités ont-ils dépassé les cercles universitaires où ils sont nés pour infuser dans la société américaine ? Murray n’aborde pas cette question de front et c’est une des limites de son livre. Il montre néanmoins que les médias et certains des plus prestigieux d’entre eux, comme le New York Times, sont concernés. À cet égard, il n’est pas surprenant d’ailleurs que les médias américains n’aient pas adhéré à la conception de la liberté d’expression que la France défendait après l’assassinat de Samuel Paty.

Les réseaux sociaux le sont évidemment également. Ils contribuent grandement à diffuser ces idées et se présentent comme l’arène idéale où peuvent se déployer ces controverses. Comme le note très justement Murray, ils abolissent la frontière entre la parole privée et la parole publique et contribuent à durcir les positions en éludant le contact physique qui, lui, rend beaucoup plus difficile la possibilité « de réduire une personne à une phrase qu’elle a proférée et à la dépouiller de toutes ses caractéristiques sauf une ».

Mais cela ne répond pas vraiment à la question : quelle est l’influence réelle de la politique des identités ? Qui la soutient et qui la combat et quelle est l’ampleur de ces deux camps ? Mark Lilla lançait en tout cas dans son livre un avertissement à la gauche américaine pour sortir de cette obsession identitaire et ne pas « regarder de haut » « les pentecôtistes du Sud et les propriétaires d’armes à feu des Rocheuses », si elle « veut reprendre le pays à la droite ». Le pari n’a été qu’à moitié réussi puisque Trump a été battu, mais à moitié seulement parce que les espérances d’une « vague bleue » ont été déçus. Et, s’il reste minoritaire dans ces catégories, Trump a rallié à lui plus d’électeurs non blancs en 2020 qu’en 2016, notamment les Hispaniques. Les minorités ethniques ne représentent certainement pas un bloc homogène totalement acquis aux thèses identitaires.  De son côté, Joe Biden a réussi à ramener à lui une partie des électeurs blancs non diplômés qu’avait perdus Hilary Clinton il y a quatre ans. Mais si cela lui a permis de gagner sur le fil des États décisifs, ce mouvement reste relativement modeste (+4% chez les Blancs non diplômés).

Citons pour finir cette analyse d’un commentateur politique américain (Kevin D Williamson dans le New York Times du 9 novembre) qui, au lendemain de l’élection présidentielle américaine, voit d’abord l’attirance qu’a pu exercer le trumpisme comme un défi au « consensus social progressiste » et une « lutte pour libérer la vie publique du carcan de la respectabilité ». Il est possible que l’identitarisme de gauche puisse trouver son pendant à droite, dans l’exaltation des valeurs machistes d’une « minorité blanche ». C’est la thèse de Laurent Dubreuil, dans le livre déjà cité, pour qui « les deux camps s’entretiennent à merveille ». Une thèse séduisante, mais qui devra trouver une confirmation plus solide.