La diplomatie russe ou la nostalgie du Congrès de Vienne edit

6 juillet 2015

Le 200e anniversaire du Congrès de Vienne qui s’est achevé en juin 1815 est passé presque inaperçu alors que la bataille de Waterloo était célébrée, parfois au-delà de toute mesure. C’est dommage et pas seulement pour des raisons historiques. Le Congrès de Vienne, qui refaçonna l’Europe après les défaites napoléoniennes, revêt une actualité dont on ne doit pas seulement se féliciter. Son but principal était en effet de rétablir les puissances européennes dans leurs prérogatives et d’assurer un statu quo territorial entre les Etats et un statu quo politico-social à l’intérieur des Etats. Regardons du côté de la Russie et on constatera dans la diplomatie de Vladimir Poutine une nostalgie du Congrès de Vienne, comme symbole entre des puissances maintenant l’ordre en Europe.

Du Congrès de Vienne sont sorties la Quadruple alliance, rassemblant la Grande-Bretagne, la Prusse, l’Autriche et la Russie, et la Sainte Alliance, regroupant les trois dernières. Sous la présidence du prince de Metternich, ministre des Affaires étrangères de l’empereur d’Autriche, les puissances victorieuses des armées françaises organisaient leurs relations afin d’éviter que l’une d’entre elles ne devienne trop puissante pour menacer les autres et de s’assurer que les rivalités entre petites nations ne les entraîneraient pas dans un grand conflit. La France, dont les vainqueurs de l’empereur craignaient le ressentiment et la soif de revanche, a été intégrée dès 1818 dans le système des congrès.

La carte de l’Europe redessinée au Congrès de Vienne et le triomphe de la Sainte Alliance instaurèrent pour un siècle la paix en Europe, qui n’avait pas connu d’accalmie depuis la guerre de Trente ans (1618-1648), les quelques conflits ponctuels (guerre de Crimée ou guerre franco-prussienne) n’embrasant pas le continent. « La plus longue période de paix que l’Europe ait jamais connue », explique Henry Kissinger, un admirateur du Congrès de Vienne et du « concert des nations » auquel il a donné naissance.

Dans son livre Diplomatie, l’ancien conseiller et ancien secrétaire d’Etat des présidents américains Nixon et Ford, vante « l’équilibre des forces » entre les puissances européennes, équilibre militaire appuyé sur des valeurs communes. Le socle commun était l’hostilité à la Révolution française et aux métastases qu’elle pouvait répandre sur le continent, même si la Quadruple alliance était composée de pays aux régimes politiques différents, trois monarchies absolues et la monarchie britannique avec son système représentatif. Mais tout le monde était d’accord avec Metternich pour qui les démocraties étaient dangereuses et imprévisibles. Les puissances continentales s’entendront en 1848 pour réprimer « le printemps des peuples », tout en acceptant la révolution grecque ou l’unité italienne, à condition de les maîtriser.

Le Congrès de Vienne a donné naissance au « système des congrès », réunions périodiques des responsables politiques des puissances dans le but de régler – ou tenter de régler – les problèmes de l’Europe. C’est le système de relations internationales qui a duré le plus longtemps si l’on admet que, quelques soubresauts mis à part, il a tenu jusqu’à la Première Guerre mondiale. Kissinger fournit une explication : le « concert des nations » était fondé sur une alliance de la légitimité et de l’équilibre, sur des valeurs partagées et sur une diplomatie de l’équilibre des forces.

Vladimir Poutine, de son côté, souligne que « les conditions de ce qu’on a appelé l’équilibre des forces étaient fondées non seulement sur le respect mutuel des intérêts des différents pays mais sur des valeurs communes ». Ces valeurs – conservatrices – qu’il voudrait voir triompher non seulement en Russie mais dans toute l’Europe, à l’opposé des valeurs décadentes d’un Occident en perdition. En novembre 2014, le président russe a inauguré à Moscou un monument au tsar Alexandre Ier, le vainqueur de Napoléon, qui assista en personne au Congrès de Vienne.

L’année précédente, devant le « club Valdaï » qui rassemble des experts internationaux de la Russie, le chef du Kremlin avait vanté le rôle de son pays au Congrès de Vienne et… à Yalta, en 1945, « une participation active de la Russie » ayant assuré une paix durable. À la faveur de la crise ukrainienne, la chancelière Angela Merkel en avait fait la remarque : « Poutine vit dans un autre monde ». Il rêve d’un nouveau « concert des nations », c’est-à-dire un système international où la Russie, à côté des autres puissances – Etats-Unis, France, Allemagne…, voire Union européenne – réglerait les conflits en Europe et mieux, les préviendrait. Sans beaucoup d’égards pour les aspirations des petits Etats européens, surtout s’ils sont d’anciennes républiques soviétiques, ni pour les revendications libérales et démocratiques.

Cette conception est contraire à l’idée d’une égalité au moins formelle des Etats quelle que soit leur taille, qui est à la base de l’organisation de l’Union européenne et des accords entre l’Occident et la Russie qui ont mis fin à la guerre froide. Le « concert des puissances » fait peu de cas du droit à l’autodétermination. Mais ce mépris pour les « petits » n’est pas une exclusivité poutinienne. À la remarque du magazine allemand Der Spiegel, «  on ne peut tout de même pas décider du sort de l’Ukraine par-dessus la tête des Ukrainiens », Henry Kissinger répond par un brutal « Why not ? » La stabilité européenne, le dialogue avec Moscou indispensable pour traiter des conflits ailleurs dans le monde, etc., sont plus importants aux yeux des stratèges que l’autodétermination des peuples.

À Versailles, après la Première Guerre mondiale, les vainqueurs ont imposé leur volonté aux vaincus, nourrissant l’esprit de revanche. À Yalta, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, les vainqueurs se sont partagé des zones d’influence qui ont explosé à la fin des années 1980. Pendant le demi-siècle de Guerre froide, les États-Unis et l’Union soviétique ont exercé une « hégémonie divisée » sur l’Europe, chacune dans sa sphère d’influence dont les contours ont été respectés. Le « concert des (grandes) nations », c’est « l’hégémonie partagée ». Les grandes puissances se mettent d’accord pour maintenir l’ordre entre et chez les autres. Faute de regagner tout le terrain que, selon lui, la Russie a perdu après la fin de la Guerre froide, Vladimir Poutine recherche ce partage d’influence sur les Etats de l’entre-deux, tels l’Ukraine, qui devraient avoir des liens à la fois avec l’Union européenne et avec l’Union économique eurasiatique, dirigée par Moscou.

Cette conception des relations internationales est à l’opposé de celle qui avait prévalu dans les premières années de l’après-guerre froide. La Charte de Paris de 1990, qui devait fonder les relations au sein de ce que Mikhaïl Gorbatchev appelait « la maison commune européenne », établissait une égalité entre les Etats quelle que soit leur taille, un peu à l’image de ce qui se passe dans l’UE. Même s’il ne faut pas avoir la naïveté de croire qu’il n’y a pas des Etats qui sont plus égaux que d’autres. La Charte de Paris réaffirmait des principes dont certains étaient déjà contenus dans les accords d’Helsinki de 1975 : inviolabilité des frontières, renonciation au recours ou à la menace du recours à la force, libre choix des alliances. Elle était complétée par tout un réseau d’accords et de traités. 

Cet ensemble d’accords, qui va de l’acte fondateur OTAN-Russie au mémorandum de Budapest qui assurait l’intégrité territoriale de l’Ukraine contre la renonciation aux armes nucléaires, Vladimir Poutine le remet en cause quand il veut rétablir la Russie dans son statut d’antan, afin de lui assurer un droit de regard dans toutes les affaires européennes. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a parfaitement résumé la pensée de son maître en matière internationale : « L’inclusion du respect des droits de l’homme dans les accords d’Helsinki (de 1975 !) constitue une formidable régression de la politique étrangère. »

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