Jeunes, politique et petites vidéos edit

9 février 2015

Une partie de la jeunesse entre en contact avec la politique par le biais des images captées sur Internet, notamment les petites vidéos. Peut-on pour autant incriminer Internet dans l’émergence de l’extrémisme politique, des dérives de l’extrême-droite et de l’islam radical, en particulier pour la jeunesse d’origine populaire ?

Posons le problème autrement. Pour les adolescents, le monde numérique est un second-self, à la fois un relais et un prolongement de la vie, et, tout autant, un tango avec soi-même puisque beaucoup d’éléments constitutifs de l’identité (données personnelles, goûts, préférences, situation sentimentale, etc.) y sont exposés et voués à susciter des « retours » de la part d’autrui. Dans cette ivresse numérique les jeunes sont-ils tous à égalité ?

La fracture numérique existe peu en terme d’équipement : l’accès au haut débit, à l’ordinateur et au smartphone est en voie de généralisation. Elle est modérément marquée en terme de typologie d’usages : pour tous les adolescents priment sur Internet les plaisirs du divertissement, même si les lycéens et les étudiants consacrent plus de temps à la recherche d’informations. Elle est, en revanche, béante sur le plan des effets cognitifs, en fonction de la place qu’occupent les écrans dans la construction de la personnalité et dans l’ouverture sur le monde. On doit en effet distinguer entre les enfants de classes moyennes et supérieures auxquels est offerte une multiplicité de voies pour appréhender la culture et l’actualité (les divers écrans, l’imprimé et les sorties culturelles), d’une part, et les enfants de milieux populaires, et ce, encore plus les garçons, pour lesquels les écrans médiatisent presque tout le rapport à la connaissances et à l’information – dans ces familles, le rapport à l’imprimé, notamment au livre, a presque disparu, et les sorties culturelles sont rares. Ainsi, pour les jeunes pour lesquels Internet est devenu l’univers exclusif de référence, cette immersion constitue un handicap, à la fois parce que la graphosphère (les livres imprimés et l’usage de l’écrit) demeure l’humus de l’apprentissage scolaire, et aussi parce que la construction de l’esprit citoyen s’enrichit d’une multitude de clés d’entrée et d’angles de vues – artistiques, intellectuels, informatifs etc. – sur le monde. Le risque, pour eux, est de s’enfermer dans une caverne d’images avec le sentiment qu’Internet va, comme le dit Evgeny Morozov, fournir les réponses à tout.

Dans cette culture jeune, les petites vidéos importent au premier chef. Les tutos, les clips musicaux, les séquences humoristiques des Youtubers, les bouts de discours politiques (détournés ou non), les extraits de films, séries ou de journaux télévisés, les images transgressives violentes ou pornographiques : ces vertiges visuels ont pris le pas sur l’écrit, qui demeure toutefois présent dans des formats très courts ou abrégés en acronymes. Parallèlement, avec les smartphones, la photo est devenue une activité banale, tout événement, toute rencontre offrant l’occasion d’un selfie dont on fait profiter immédiatement la compagnie. L’image constitue un langage non savant, plus accessible, et donc, à sa manière, plus pédagogique et plus frappant que les textes écrits pour une population peu investie dans la culture scolaire – ceci explique que le succès du Net ne se démente pas dans des pays où le plus gros de la jeunesse est à peine alphabétisé.

Par ailleurs, Internet a permis la libération d’un imaginaire proprement masculin qui « parle moins » aux internautes femmes (pourtant aussi nombreuses que les hommes) et parfois même les tient en lisière. En son sein des projections, des fantasmes, des sous-cultures, des comportements ont prospéré créant une sorte d’entre soi masculin. De quelles productions culturelles s’agit-il ? Les mangas, emblèmes de la culture Otaku qui mêle sexualité crue et figurines à la Walt Disney; les séries de science-fiction ou fantastiques, tant prisées par le milieu geek ; les séries américaines en tous genres, devenues objets culte au cours des années 2000 ; les jeux vidéo. Jamais les jeunes n’ont autant consommé de récits en images, jamais leur cortex n’a été autant sollicité par des épopées imaginaires, des ambiances fantastiques, cosmiques, délirantes, des narrations souvent situées dans des mondes improbables et stylisés. Les fictions de fantasy, habitacles culturels des ados, sont ainsi définies par la spécialiste Anne Besson : « des œuvres qui exaltent (ou parodient) une noblesse passée marquée par l’héroïsme, les splendeurs de la nature préservée et l’omniprésence du sacré, en ayant recours à un surnaturel magique qui s’appuie sur les mythes et le folklore ». Ces séries sont parfois chargées d’images extrêmement violentes, manière rudimentaire de cadrer le monde et de fournir un vecteur intellectuel pour le penser.

Le plus souvent, toutefois, ces petites vidéos ont un caractère innocent : elles constituent un support de divertissement, un sas pour tuer l’ennui, une monnaie d’échange pour s’amuser ou s’indigner entre amis, leur courte durée permettant de ponctuer le quotidien de moments de décompression. Fonctionnant sur l’humour et l’ironie, elles stimulent une prise de distance à l’égard du monde qui vient, sans plus. Terreau favorable pour un désengagement à l’égard de la politique, elles entretiennent une humeur fortement répandue chez les adolescents et jeunes adultes, qu’on pourrait condenser dans la formule : « Je ne suis pas dupe ».

Pour des jeunes en panne scolaire ou au chômage, cet univers fictionnel foisonnant peut devenir envahissant mentalement, meubler la vacuité, et inciter à contourner la réalité ou à l’effacer. Le « brouillard éblouissant » du cyberspace (Albert Borgmann) offre un terrain favorable aux envolées de l’imaginaire et à un enfermement obsessionnel sur lesquels viennent se greffer les frustrations et les rancœurs, et se consolider le ressentiment envers une société où l’on se sent oublié, voire humilié.

Une partie de ces images, ainsi, ont une efficacité plus directement politique. La construction autour des vidéos de Dieudonné d’une communauté unie par le cocktail du délire potache, de l’antisémitisme, et de la thématique du complot est un fait maintenant bien documenté. Parallèlement, le chercheur Farhad Khosrokhavar pointe le rôle d’Internet dans la radicalisation djihadiste. Il montre comment fonctionne l’idéalisation, à travers des images, d’un univers imaginaire d’appartenance, celui d’une néo-oumma, communauté musulmane chaleureuse et mythiquement homogène. Il souligne aussi combien l’idée de gagner une gloire planétaire, par le biais amplificateur des réseaux sociaux, en se faisant voir comme le héros qui se sacrifie pour la cause, opère dans cet engagement. Enfin, il explique comment les médias sociaux sont mis à contribution pour « répandre la nouvelle, intimider l’ennemi et encourager les amis » dans la guerre menée par ces radicalisés. Ces vidéos militantes inondent la Toile, occupant un espace démesuré, disproportionné à l’aune du nombre réel des internautes qui, avec une énergie compulsionnelle, en actionnent la distribution.

Cerner les liens de causalité entre médias et comportements se révèle un chemin de croix de la psychologie sociale et de la sociologie, car l’effet médias peine à se dégager de la gangue des autres variables – sociales, familiales, culturelles, événementielles – qui influencent les conduites. Mais il faut reconnaître que la circulation instantanée et mondiale des images, la dynamique des réseaux numériques et l’enfermement de certains jeunes désœuvrés dans la sémantique d’Internet, forment une composante nouvelle qui s’impose comme une des clefs de lecture de l’engagement violent d’une toute petite fraction de la jeunesse. Lorsque les espoirs d’intégration dans le monde réel ne fonctionnent plus, quelques « exilés de l’intérieur » ont tôt fait de déporter leurs espérances vers des communautés fantasmées.