Régulation financière européenne : où en est-on ? edit

8 septembre 2010

Plus encore que d’autres domaines de politique économique, la régulation financière prête facilement à confusion. Parce que la plupart des économistes l’ont longtemps délaissée, elle manque de fondements analytiques et empiriques solides. Parce qu’elle affecte directement les acteurs d’un secteur financier riche et influent, elle est soumise en permanence à un lobbying intense qui nuit à la clarté des débats. Et parce qu’elle s’applique à des activités souvent hyperspécialisées et concentrées géographiquement, ses tenants et aboutissants sont largement impénétrables pour le commun des mortels.

Cette confusion est particulièrement forte en Europe où, pour des raisons historiques qui remontent à loin, la culture financière est en général moins développée qu’aux Etats-Unis, qu’il s’agisse du grand public, des responsables politiques, des médias et même du monde des affaires. Seuls le Royaume-Uni et dans une moindre mesure les Pays-Bas font exception, du fait de leurs longues traditions de centres financiers internationaux. Par ailleurs, les débats, dans ce domaine comme ailleurs, sont rendus plus complexes par l’interaction entre le niveau national et le niveau européen et par la diversité des traditions et des structures juridiques et institutionnelles d’un pays à l’autre.

Ces facteurs contribuent à expliquer l’étonnante diversité des discours tenus sur la réponse européenne à la crise, selon le point de vue adopté. L’Europe a-t-elle une approche cohérente, ou est-elle paralysée par les divergences entre Etats membres ? Est-elle à la traîne derrière les Etats-Unis, ou en avance sur ceux-ci ? Est-elle la garante d’une coordination internationale efficace, comme nos dirigeants nous le répètent à chaque sommet du G20, ou au contraire gagnée par un protectionnisme financier rampant ? Et par-dessus tout, a-t-elle résolu ou non sa crise financière ?

Pour répondre à ces questions, il est utile de reprendre une distinction simple mais essentielle que rappelait l’an dernier le président de l’autorité de surveillance financière japonaise, Takafumi Sato, dans un commentaire sur les leçons de la crise japonaise des années 1990. Pour traiter une crise systémique, notait-il, il faut agir à la fois sur le court terme et le long terme : résoudre la crise, et réformer la législation et les institutions de régulation financière, de manière à peu près simultanée. Sinon, le risque est soit de commencer à reconstruire la maison avant d’avoir éteint l’incendie, ce qui serait absurde ; soit d’engager des actions dans l’urgence sans prendre en compte leurs effets de long terme, au risque de créer les conditions d’une nouvelle crise encore plus grave au bout de quelques années.

Il y a encore trois mois, l’application de cette grille de lecture aurait conduit à un jugement plutôt négatif sur la performance de l’Union européenne. D’une part, en matière de résolution de crise, les dirigeants semblaient paralysés face à la fragilité persistante du système bancaire, mise crûment en lumière par la montée du risque souverain lié à la Grèce et à d’autres pays de la zone euro. Alors que les Etats-Unis avaient engagé une restructuration vigoureuse de leurs établissements financiers et publié des résultats détaillés de « stress tests » dès mai 2009, la plupart des pays européens refusaient d’engager une telle démarche à un niveau strictement national, ce qui peut se comprendre vu l’interdépendance des systèmes financiers nationaux au sein de l’Union, mais se refusaient en même temps à passer à l’action au niveau de l’UE.

D’autre part, en matière de mesure structurelles, il n’y avait pas grand-chose de bien consistant derrière les rideaux de fumée rhétoriques. A part un texte de portée limitée sur les titrisations et un règlement sur les agences de notation que tout le monde, y compris la Commission européenne qui l’a rédigé, s’accorde à considérer comme insatisfaisant, aucune législation financière significative n’était adoptée. Le Parlement européen consacrait une grande partie de son énergie à discuter la réglementation des fonds de private equity et hedge funds, un vieux cheval de bataille pour certains élus mais dont l’importance est au mieux périphérique au regard de la crise. Et la création d’institutions de surveillance financière au niveau européen, recommandée dès février 2009 par un groupe missionné par le président de la Commission et présidé par Jacques de Larosière, semblait bloquée par l’absence d’accord entre le Parlement et le Conseil. L’adoption aux Etats-Unis de la loi Dodd-Frank, couvrant tout le champ de la régulation financière et sensiblement plus ambitieuse qu’initialement prévu sur plusieurs aspects essentiels, faisait ressortir par contraste la faible productivité de la machinerie législative bruxello-strasbourgeoise.

Par rapport à ce bilan peu encourageant, l’été 2010 aura apporté deux espoirs et une interrogation. Le premier espoir est que la publication des résultats de « stress tests » menée sur 91 institutions financières dans 20 pays de l’Union, le 23 juillet dernier, contribue à rétablir la santé du secteur bancaire comme cela avait été le cas l’an dernier outre-Atlantique. Côté positif, ces stress tests ont représenté un effort de coopération européenne sans précédent dans ce domaine, et ont apporté une transparence inédite sur l’exposition au risque souverain. Toutefois, la transparence limitée sur les autres facteurs de risque, certaines hypothèses et choix méthodologiques contestables, et le refus des autorités d’intégrer un choc souverain dans les hypothèses de stress proprement dites, sont autant de limites de l’exercice, qui ne semble pas pour l’instant avoir suffi à faire revenir le marché interbancaire à son état normal. Le succès des stress tests se mesurera en définitive à leur capacité à catalyser une recapitalisation suffisante des banques européennes les plus fragiles, qui n’est pas encore acquise et pour laquelle les prochains mois seront essentiels.

Le second espoir est suscité par l’annonce toute récente d’un déblocage des discussions sur la mise en œuvre du rapport de Larosière, laissant espérer la mise en place des nouvelles autorités de surveillance financière européenne (respectivement pour la banque, l’assurance et les marchés, plus un comité du risque systémique) au début de 2011. Même si ces nouveaux acteurs démarreront avec des missions et des moyens limités, il s’agit d’un pas historique, comparable à bien des égards à la création par les Etats-Unis dans les années 1930 d’autorités fédérales telles que la Securities and Exchange Commission et la Federal Deposit Insurance Corporation. Ces nouvelles autorités de supervision, les premières jamais mises en place à un niveau supranational, disposeront d’une autonomie juridique qui les rend fondamentalement différentes des comités de régulateurs nationaux dont elles prennent la place. Si leur gouvernance ne les rend pas trop dysfonctionnelles, elles acquerront aux cours du temps de nouvelles compétences qui en feront à terme des acteurs essentiels de la régulation et de la supervision financière en Europe et dans le monde.

L’interrogation, enfin, porte sur le contenu de la législation que l’UE adoptera au cours des prochaines années et que ces nouvelles institutions paneuropéennes seront chargées de faire appliquer. Les Etats membres semblent s’accorder sur la nécessité de principe d’une législation harmonisée, mais ce but est plus difficile à atteindre dans la phase actuelle de « rerégulation » que dans la phase de dérégulation qui avait précédé, compte tenu de la diversité des approches politiques nationales comme on l’a déjà bien vu sur des questions telles que la taxation des banques ou la réglementation des ventes à découvert. Sur beaucoup de sujets, la loi Dodd-Frank apporte des références potentiellement utiles, mais il n’est pas sûr que l’UE soit prête à s’aligner sur les solutions adoptées aux Etats-Unis seulement parce que ces derniers ont été plus rapides. Le Commissaire européen chargé des services financiers, le Français Michel Barnier, a adopté un programme ambitieux qui donnera lieu à des débats législatifs intenses au cours des mois à venir. Au-delà de la technicité des discussions, ceux-ci permettront de voir si l’Europe est capable, non seulement de réparer son secteur bancaire et de se doter d’institutions de surveillance adéquates, mais aussi de formuler une vision cohérente sur la bonne manière de réguler son système financier et de concilier les objectifs de croissance et de stabilité.