Algérie: en finir avec la voracité edit

11 mai 2015

Accueilli d’abord avec une étonnante désinvolture, le sévère contre-choc pétrolier amorcé en juin 2014 a commencé à éveiller les consciences à la tête de l’exécutif algérien près de six mois après, avec comme point d’orgue la réunion d’un cabinet restreint présidé par M. Bouteflika le 23 décembre 2014. Le communiqué diffusé à l’issue de cette réunion reprend partie de la rhétorique initiale de l’exécutif (existence de marges de manœuvre) et lâche, en guise de seule inflexion apparente à la politique gouvernementale, le principe convenu de « rationalisation des importations », expression maladroite car elle sous-entend que les importations étaient jusque-là exonérées du principe de rationalité. En revanche, le programme de dépenses publiques est maintenu coûte que coûte. En clair, le gouvernement ne change pas de braquet.

Pourtant, à cette date du 23 décembre, les perspectives étaient déjà bien sombres. Le prix du baril de pétrole avait baissé de plus de 55 dollars US entre juin et décembre 2014, et si le prix du baril se maintenait en moyenne à 60 dollars pour l’année 2015, l’économie algérienne allait souffrir de conséquences adverses de grande amplitude, avec notamment une baisse des recettes fiscales pétrolières de 20 milliards de dollars et une baisse de la valeur nominale du PIB d’au moins 30 milliards de dollars, soit une perte de près de 14% en termes du PIB de 2014 ! Bien sûr, un tel choc adverse ne peut qu’avoir des conséquences graves : dans le cas algérien, cela se traduit d’abord par une baisse significative des réserves de change et un recours massif au Fonds de Régulation des Recettes (FRR), sorte de fonds d’épargne souverain alimenté par les revenus des hydrocarbures, pour combler le déficit budgétaire, ce qui conduirait à sa dilapidation à court terme.

Ce scénario que les décideurs algériens faisaient mine de ne pas voir en décembre dernier est en train de s’imposer. Il y a peu de chance que le prix du pétrole rebondisse dans le court terme, et il y a donc peu de chance que les Algériens fassent l’économie d’une cure d’austérité à très brève échéance. Reste à savoir jusqu’où ira la loi de finance complémentaire, annoncée par le Premier ministre Abdelmalek Sellal, le 30 mars dernier. À première vue, la cible principale reste le secteur du commerce extérieur « à travers la lutte contre la corruption et la fraude dans le financement des importations », selon M. Sellal. Fallait-il attendre l’effondrement des prix du pétrole pour saper la voracité des importateurs et s’en prendre à la corruption et à la fraude ? Si l’explosion des importations est un vrai problème en Algérie, leur facture ayant plus que triplé dans les dix dernières (fastes) années, elle n’est que qu’une des facettes du tragique échec des gouvernements successifs à moderniser l’économie algérienne et à sortir la société de la logique rentière. 

Vue de l’extérieur, la réponse de l’exécutif est non seulement tardive mais elle est surtout bien courte devant l’ampleur du choc adverse sur les termes de l’échange d’une économie déjà mortellement malade de son absence de diversification. Bien sûr la situation actuelle est encore loin de celle du contre-choc pétrolier de 1986 et le pays a d’autres atouts que lors de cette période noire, avec notamment son niveau d’endettement extérieur très faible. Mais la rigidité et le manque de répondant de l’exécutif détonnent. Englué dans une spirale dépensière suicidaire pour maintenir la paix sociale suite au Printemps arabe, le gouvernement aurait pu tirer profit du retournement de conjoncture grave actuel pour faire passer un plan de réduction de dépenses publiques, et lancer les fondements d’un changement socio-économique profond, bien au-delà du secteur du commerce extérieur ou du secteur informel dont les dysfonctionnements graves ne sont que les reflets immédiats de la logique rentière accompagnée et parfois favorisée par les politiques gouvernementales.

Bien sûr, rationaliser les importations est une urgence absolue pour un pays comme l’Algérie, qui vit actuellement nettement au-dessus de ses moyens si l’on adopte la perspective intertemporelle qui convient. Une structure optimale des importations dans un pays en transition comme l’Algérie consiste d’abord à privilégier les filières d’importation à haute valeur ajoutée qui contribuent à la mise à niveau technologique des entreprises nationales. Or, cet objectif maintes fois clamé par les technocrates algériens est très loin d’être atteint. Ainsi les accords d’association avec l’Union Européenne ont coûté près de huit milliards de dollars en recettes douanières sans aucune contrepartie en termes de mise à niveau en dépit d’accords signés dans ce sens, ce qui en dit long sur la nature de ces importations : l’Algérie s’est convertie en une sorte de vache à lait pour les Etats dépressifs du nord de la méditerranée. Il ne s’agit pas ici de revenir sur ce qui a été signé mais au contraire de faire valoir ce qui a été signé en matière de transferts technologiques. C’est en corrigeant durablement ce genre de dérives que l’on rationalise vraiment les importations : non seulement on pourrait ainsi améliorer la balance commerciale en période de choc adverse sur les termes de l’échange, mais on peut asseoir par ce biais une réelle modernisation du pays avec une définition claire et précise de filières d’importation préférentielles.

Cette modernisation doit aller de pair avec un autre versant, encore plus crucial, de la rationalisation des importations, la mise au pas des lobbies et autres groupes influents qui se partagent le gâteau de ce secteur dans une atmosphère fiscale excessivement favorable. Dans le contexte d’une économie dépendante des ressources naturelles, Philip Lane et Aaron Tornell ont identifié un « effet de voracité ». Ils montrent que l’existence d’un nombre limité de groupes de pression suffit à distordre la politique économique, notamment fiscale, conduisant à la sur-consommation (voracité) au détriment de la croissance. Rationaliser les importations c’est d’abord mettre fin à l’oligarchie qui met en coupe réglée l’économie nationale par son maillon faible, les importations. Le meilleur moyen d’y arriver c’est de mettre en œuvre une loi anti-concentration adaptée et l’appliquer dans la plus grande transparence. Combattre coûte que coûte la corruption, la fraude et la fuite des capitaux dans le secteur du commerce extérieur (et ailleurs) va de soi, même en Algérie. Mais il faut aller plus loin et casser tous les mécanismes rentiers qui régissent ce secteur et qui sont encore mus par une oligarchie bien connectée.

Ce n’est pas le seul chantier majeur que doit ouvrir le gouvernement algérien. Le réformisme du gouvernement se mesurera aussi et surtout à sa volonté de moderniser le budget de l’État. La politique fiscale algérienne est excessivement pro-cyclique comme dans la plupart des pays dépendant des ressources naturelles. Ce défaut s’est trouvé lourdement aggravé par la réponse du régime au Printemps arabe. Une multitude de concessions salariales et subventions grèvent le budget de l’État. Conjuguées au choc adverse sur les termes de l’échange actuel, ces concessions peuvent rapidement déboucher sur un cul-de-sac budgétaire, avec un Fond de Régulation des Recettes en cours de dilapidation. Dans ce contexte politiquement et économiquement propice aux ajustements en profondeur, le gouvernement doit avoir le courage politique de ne pas renoncer au levier budgétaire. Or, certaines subventions sont à un niveau si élevé qu’elles peuvent être raisonnablement rognées sans pour autant rompre l’équilibre politico-social. Les montants des subventions énergétiques qui sont essentiellement implicites, c’est-à-dire non incluses dans le budget de l’État, sont actuellement ahurissantes. Le Ministère des Finances algérien a divulgué fin 2013 le montant de ces subventions indirectes pour l’année 2012 : 775 milliards de DA pour le carburant, 600 milliards pour le gaz et autant pour l’électricité, donc un montant total de 1975 milliards de DA, soit 13% du PIB algérien de 2012 ! Puisque la consommation énergétique augmente de 10% par an, le montant de ces subventions pour l’année 2014 devrait avoisiner les 2400 milliards de DA, soit le tiers du budget de l’État de l’année 2014 ! En prenant le taux de change de fin décembre 2014, soit 87,6 DA pour un dollars, les subventions se sont élevées à 27 milliards de dollars en 2014 (soit 12,3% du PIB algérien de cette année). Ce montant est calculé à partir d’un baril de pétrole à 110 dollars et devient 14,7 milliards de dollars pour un baril à 60 dollars. Il représente 60% de la baisse des recettes pétrolières de l’année 2015 si le prix du baril de pétrole se maintenant à 60 dollars (24 milliards de dollars de baisses). La subvention du carburant est non seulement antiéconomique, elle est aussi antisociale et fortement inégalitaire à bien des égards. Une bonne partie de cette subvention passe chez les pays voisins à travers la contrebande et de fait finance une partie du terrorisme. De plus, ce sont les ménages les plus aisés qui en profitent car ils disposent de plusieurs voitures, souvent énergivores. Une étude de l’Office National des Statistiques Algérien sur la consommation des ménages de l’année 2011 montre que les 10% des ménages les plus aisés allouent pour le poste Transports et Communications vingt-neuf fois plus que les 10% des ménages les moins aisés, et à eux seuls un peu plus que tout le reste de la population.

On pourrait multiplier les exemples de subventions, souvent présentées comme des mesures de justice sociale, mais qui ont été détournées depuis longtemps dans la pure tradition des sociétés rentières. S’attaquer à cette gabegie doit être à l’ordre du jour au même titre que la mise au pas du secteur du commerce extérieur. Mettre en place un système de subventions clairement ciblées, d’une part en faveur des classes sociales les plus pauvres, et d’autre part en soutien des producteurs nationaux, est une réforme d’autant plus souhaitable qu’elle signalerait une double priorité (justice sociale et production nationale) qui pourrait rétablir la crédibilité réformatrice du gouvernement algérien, qui en manque terriblement à l’heure actuelle. Or, il n’y a pas de réforme qui vaille sans crédibilité. Bien sûr, le gouvernement doit prendre en compte les risques d’inflation inhérents à cette remise à plat du système de subventions, d’autant que le dinar algérien s’est déprécié ces derniers temps suite au choc sur les termes de l’échange. Mais une réduction graduelle des subventions devrait permettre de gérer cette réforme dans le temps, d’autant que le dinar est sous flottement contrôlé par la Banque d’Algérie et que nous traversons une période où l’inflation mondiale est à un niveau historiquement bas. Difficile d’imaginer un moment plus propice à la réforme !