Quelle est l’efficacité économique des appels au boycott? edit

9 janvier 2007

Quelle est l’efficacité économique des appels au boycott ? La question intéresse aussi bien les entreprises que les militants associatifs ou syndicaux. Un boycott peut affecter les entreprises directement à travers leurs ventes, mais aussi, pour celles qui sont cotées en bourse, indirectement en faisant baisser le cours de leurs actions. Encore faut-il que les consommateurs réagissent individuellement aux appels au boycott. Or cela ne va pas de soi : même si chacun peut souhaiter que l’opération réussisse, changer ses habitudes peut sembler inutile et les autres s’en chargeront...

Les quinze dernières années ont été marquées par plusieurs vagues de défiance, dont l’ampleur a été régionale ou mondiale. Certaines relevèrent d’une forme de panique, comme la crise de la vache folle, d’autres furent construites par des acteurs visant à un résultat politique, comme l’action contre Nike sur le travail des enfants ou contre Danone au moment de la fermeture de l’usine Lu. On sait que Nike a fini par plier et par imposer à ses sous-traitants des normes plus strictes. Mais, en général, l’efficacité des appels au boycott est souvent mise en doute. Tous les consommateurs ne sont pas militants, tous n’ont pas les mêmes opinions et la même sensibilité, et tous n’ont pas les mêmes moyens de répondre aux appels au boycott.

L’expérience montre qu’en Europe, seuls deux thèmes ont eu le pouvoir de mobiliser une proportion significative de la population : la santé publique et l’atteinte à des principes fondamentaux, ou perçus comme tels, comme le travail des enfants. Mais la plupart du temps un consommateur se comportera comme… un consommateur, sensible au prix et à la qualité des produits ainsi qu’à ses préférences personnelles ou familiales. À quoi il faut ajouter que les consommateurs finaux ont rarement idée de la provenance exacte des biens qu’ils achètent, dans un contexte marqué par la segmentation de la chaîne de production et l’internationalisation croissante de la chaîne de sous-traitance. Peut-on boycotter un carburateur ou un circuit imprimé ?

Certains produits finis, comme les voitures, sont néanmoins porteurs d’une symbolique suffisamment forte pour que les préférences politiques des consommateurs entrent en jeu. Toutes les entreprises ne sont donc pas logées à la même enseigne. Leur sensibilité au boycott est différente selon qu’elles vendent surtout aux consommateurs ou à d’autres entreprises. Pour prendre deux exemples récents, les consommateurs turcs irrités des positions françaises sur l’entrée de leur pays dans l’Europe ont pu faire baisser légèrement les chiffres de vente de Renault en Turquie, mais, même au pire temps du French bashing, les compagnies aériennes américaines ont continué à acheter des Airbus. Eussent-elles joué le jeu du boycott, il n’eût pas duré bien longtemps, tout simplement parce qu’elles n’ont pas intérêt à trop affaiblir la compagnie européenne si elles veulent maintenir une pression commerciale sur Boeing.

Enfin les marques suffisamment visibles pour être boycottées appartiennent à des entreprises mondialisées qui, en étant implantées dans différents marchés nationaux, pratiquent structurellement une diversification du risque limitant sensiblement l’efficacité des boycotts.

Bref, entre l’apathie des consommateurs, la complexité nouvelle des chaînes de sous-traitance, les intérêts bien compris des acheteurs industriels et l’internationalisation des marchés, le boycott d’une marque commerciale a peu de chance d’aboutir. On peut imaginer pourtant des situations où les produits boycottés soient simples, où l’information sur leur provenance soit spécialement visible et où la motivation d’une partie de la population à participer au boycott soit très forte. Par exemple [mise à jour de cet article le 18 janvier 2011] les oranges de Jaffa. Est-ce que leurs parts de marché dans les supermarchés français ou allemands sont réellement menacées ? L’exemple du boycott des vins français par les consommateurs américains au début de l’intervention en Irak permet de s’en faire une idée.

Dans une étude publiée en 2008 ("Consumer Boycotts : the impact of the Iraq war on French wines sales in the US"), Larry Chavis et Philippe Leslie ont décrypté les effets du boycott des vins français début 2003, juste après le veto du Conseil de sécurité à l’invasion de l’Irak.

À bien des égards, le vin constitue une cible optimale, et pour le chercheur un cas limite : c’est un produit aisément substituable, l’opinion publique américaine était très motivée, et la campagne médiatique a été particulièrement intense. Les deux auteurs ont prêté une attention particulière aux préférences politiques des consommateurs, en choisissant quatre villes dont deux sont à majorité républicaine et deux à majorité démocrate. Quels sont les résultats de l’étude ?

Ils donnent d’abord une idée de l’impact. Sur les six mois où l’on peut observer une évolution significative des ventes hebdomadaires par rapport à l’année précédente, la baisse représente 13% des ventes, avec un pic à 26% neuf semaines après la première mention médiatique du boycott. Ce sont des chiffres non négligeables, mais ils sont comparables avec les hauts et les bas d’un cycle industriel, par exemple.

Si l’on considère les segments du marché les plus impactés, il apparaît que ce sont les vins les moins chers et les plus chers. Les premiers, expliquent les auteurs, ne manquent pas de substituts. Et les seconds sont plus souvent consommés en société ou offerts en cadeau. Non seulement ils ne demandent pas de sacrifice personnel en termes de consommation, mais les consommateurs sont plus attentifs à l’image du produit et ont donc tendance à anticiper une éventuelle réaction négative.

Les préférences politiques ne semblent pas avoir eu une influence déterminante : San Diego (républicaine) connaît certes le taux de boycott le plus élevé, mais elle est immédiatement suivie par Los Angeles (démocrate) qui passe devant la très républicaine Houston. Boston, qui vient en dernier, présente une courbe plus contrastée avec un phénomène de buycott précédant un boycott assez mesuré. S’il existe donc une variable politique dans la participation au boycott, elle n’est pas franchement déterminante : son influence reste faible et elle peut jouer dans les deux sens. Le chiffre de Houston et San Diego pourrait ainsi s’expliquer par la présence dans ces deux villes d’importantes garnisons militaires, la plus grande sensibilité des consommateurs au thème du boycott se voyant alors renforcée par les formes particulières de contrôle social propres aux milieux militaires.

Et les médias ? On pourrait penser que leur rôle est très puissant, mais les données recueillies appellent à raison garder. L’analyse statistique détaillée conduite par Chavis et Leslie suggère en tout cas que l’impact direct a été négligeable, même dans le cas des célèbres shows télévisés de Bill O’Reilly, un ardent zélateur du boycott qui officiait sur la très populaire chaîne Fox News. Certaines semaines, c’est même le contraire que l’on observe : ses vitupérations vitrioliques sur la Fox pourraient avoir fait remonter les chiffres de vente.

Quelles conclusions en tirer ? Tout d’abord que les consommateurs sont effectivement capables de se mobiliser, infligeant dans ce cas précis un dommage significatif au chiffre d’affaires total des vins français vendus sur le sol américain. Mais les vrais enseignements de cette étude sont à lire en creux : même dans un contexte marqué par un nationalisme exacerbé et un lynchage médiatique sans précédent, le dommage reste supportable. Et il n’est pas durable. Dans certaines conditions rarement réunies, les consommateurs peuvent se transformer en militants. Mais comme le notent avec amusement Chavis et Leslie la résilience des marchés finit toujours par l’emporter : aux États-Unis, 2003 a pu être une année creuse pour les vins français, mais en 2004 ils se sont mieux vendus qu’en 2002.