Leçons grecques pour l’Europe edit

26 juin 2015

Cinq ans de crise et de négociations au bord du précipice, de véritable austérité et de réformes esquissées, de bras de fer scénarisés et de faiblesse insigne de l’ensemble des protagonistes… et à l’arrivée une double certitude : le Grexit serait une catastrophe pour la Grèce et un danger pour l’Europe.

Aussi faut-il peut être changer de perspective, quitter résolument les débats stériles sur l’autisme de la Troika et la victimisation grecque, la stratégie du faible au fort et le respect de la signature donnée, les accords en trompe l’œil qui servent à donner du temps au temps et les proclamations sonores sur la dette odieuse.

Que faut-il faire, au-delà de la crise présente, pour que la Grèce soit durablement ancrée en Europe et en Eurozone ? Et au-delà que faire pour que d'autres au sein de l’Eurozone ne connaissent pas le sort de la Grèce ?

Cinq principes se dégagent de la double expérience du quasi-défaut grec et des faiblesses révélées par la crise de l’architecture de Maastricht.

1. Il ne peut pas y avoir de coexistence durable entre pays du Nord et du Sud de l’Europe et a fortiori un projet et une ambition commune si ce qu’on nomme en Allemagne « la culture de la stabilité » n’est pas partagée. Cela signifie que l’équilibre des finances publiques, les critères de déficit et d’endettement doivent être non seulement respectés mais consacrés dans l’ordre institutionnel de chaque pays. C’est du reste l'objet du TSCG. Affirmer ce principe ne signifie ni s’interdire les politiques contra-cycliques, ni renoncer à la maîtrise politique de son budget ; c’est simplement admettre que l’équilibre des finances publiques doit être réalisé sur le cycle, cesser de considérer le PSC comme un chiffon de papier et les Traités signés comme des documents soumis à interprétation permanente.

Or entre 2002 et 2015 la Grèce a connu un déficit permanent de finances publiques démarrant à 6% en 2002, plongeant jusqu’à 15% en 2009 avant d’être corrigé brutalement en 2015 à 4% ! Ces données ont le mérite de relativiser l’argument de l’austérité imposée par la Troïka, puisqu’ils montrent que les déséquilibres ont été constants et qu’ils étaient au cœur du modèle de croissance grecque avant la crise, une croissance tirée par la consommation et la dépense publique. Ce principe justifie la fixation d’un excédent primaire soutenable dans le cadre du plan négocié actuellement, la dette accumulée relevant d’un traitement spécifique.

2. En règle générale on doit être capable de financer ses importations par ses exportations et à défaut être suffisamment crédible pour financer ses déficits sur les marchés. Comme l’impératif de compétitivité se double dans la zone euro de la perte de la faculté de dévaluer, aucun pays de la zone euro ne peut voir durablement sa compétitivité se dégrader et donc ses coûts salariaux excéder ses gains de productivité. Il est légitime qu’un pays du Sud cherche à rattraper les niveaux de vie des pays du Nord mais cela ne peut se faire sur la durée que par la qualité de sa spécialisation, l’ampleur de ses gains de productivité et son plus fort niveau de croissance. On peut faire un moment de la croissance à crédit en finançant une consommation domestique hors sol grâce aux déficits publics, aux importations et à la spéculation immobilière, mais cela ne dure que tant que les créanciers y consentent. Or de 2002 à 2015 le salaire réel en Grèce a évolué toujours plus vite que les gains de productivité, à la différence de l’Allemagne ! La balance courante grecque a été en déficit constant entre 2002 à 2013, évoluant de -6% en 2002 à 0 en 2013 en passant par -15% du PIB entre 2008/2009.

Une rapide analyse de la balance commerciale grecque permet de mesurer l’ampleur de la question productive. La Grèce fait ses excédents sur le tourisme, le transport maritime et la vente de produits pétroliers raffinés. Comme le transport maritime est peu créateur de valeur domestique et que la transformation de produits pétroliers dégage de faibles marges et nécessite des importations, il n’est pas exagéré de dire que la Grèce, hors le tourisme, n’a rien à vendre. Pérenniser l’appartenance à la zone euro requiert donc un effort continu pour bâtir une base productive ce qui passe sans doute par des incitations à l’investissement : un Small Business Act facilitant les financements, l’accès aux marchés publics et à la recherche publique pour les PME. Des économistes franco-allemands vont jusqu’à suggérer la création de zones franches sur le modèle chinois en Grèce. L’idée mérite d’être testée tant les blocages administratifs et juridiques paralysent l’initiative entrepreneuriale.

3. Ces deux principes anciens n’ont guère empêché la dérive constatée depuis la création de l’Eurozone. Dans l’urgence les pays membres de l’Eurozone ont dû secourir la Grèce et pour cela écrire un code régissant les relations entre pays créanciers et débiteurs et inventer une nouvelle gouvernance. Force est de constater le rejet des dispositifs inventés car ressentis comme intrusifs, illégitimes et inefficaces par les Grecs. D’où la tentation de la sortie par le haut proposée par nombre de think tanks qui consiste en une intégration à marche forcée de l’Eurozone avec, en perspective, un fédéralisme économique. Les dispositifs prévus comprennent en général un pouvoir de censure de la Commission sur les budgets nationaux, la création d’un Trésor européen, d’une agence de la dette fédérale et d’un ministre européen de l’Économie. Le problème est qu’il n’y a probablement pas de majorité politique pour cette évolution dans la plupart des pays européens. D’où le troisième principe : il faut prévoir des mécanismes explicites d’appropriation nationale des programmes de convergence. Cela passe dans le cas de la Grèce par une légitimation démocratique du programme adopté. Cela passe pour des pays comme la France et l’Allemagne par des initiatives de convergence dans des domaines aux effets réels et symboliques majeurs comme la fiscalité. Cela passe dans l’ensemble européen par la multiplication d’organes indépendants d’évaluation des politiques budgétaires et fiscales d’un côté, de compétitivité de l’autre.

Ainsi un double débat prend racine au sein de chaque pays entre organes indépendants et pouvoirs publics et entre organes indépendants nationaux et autorités européennes. On peut déplorer l’eurofatigue, l’affaiblissement de la dynamique d’intégration, mais l’exemple grec montre que quand le peuple censure un programme européen, il faut nécessairement en tenir compte et nul ne peut trouver refuge dans le simple rappel des engagements passés.

4. L’Europe n’est pas un camp de redressement et nul ne doit y rester s’il n’en a la volonté exprimée démocratiquement de manière non ambiguë. La Grèce s’est infligée avec le concours de la Troïka une potion amère. Elle a préféré jusqu’ici des coupes claires dans les salaires, pensions, dépenses de protection sociale… plutôt que de réformer significativement sa fiscalité, son système judiciaire, son marché des biens et services, son administration, ses mœurs politiques. Par le passé, elle a profité de la générosité européenne à travers les fonds structurels, la baisse des taux et les diverses aides européennes. Elle n’a su ni en faire un levier pour la croissance, ni en profiter pour bâtir une industrie ni pour bâtir les infrastructures matérielles et immatérielles d’une économie de la connaissance. D’où le quatrième principe : pas d’engagement européen supplémentaire sans accord politique large et durable. La vertu de la situation politique présente est qu’elle contraint le gouvernement Syriza à revenir devant ses électeurs s’il venait à adopter un plan de redressement par trop éloigné de ses engagements de campagne. Mais à la différence des précédents plans inspirés par la Troïka, c’est un gouvernement souverain qui aura défini ses options et négocié sur une base politique le nouveau plan d’ajustement. L’argument commode de la tyrannie de la Troïka cesse d’être opérant.

5. Reste la question de la dette passée. Chacun sait qu’elle est insoutenable, que la Grèce est insolvable et que l’UE a longtemps prétendu le contraire en inscrivant son action dans le cadre de programmes visant à assurer la liquidité du système financier grec. Le moment approche où il faudra restructurer la dette grecque. La dette accumulée est pour partie le fruit de cette erreur stratégique majeure qui a consisté à prétendre traiter un problème de liquidité tout en étendant les maturités et en amputant significativement les dettes privées, alors que c’était un problème de solvabilité. L’objectif d’excédent primaire doit être calibré pour être soutenable sur la durée, ce qui signifie que le ratio Dette/Pib ne doit pas excéder 120% à l’horizon 2020, comme la Troïka en a fixé le principe lors du 2ème plan de sauvetage, ce qui signifie que l’excédent primaire visé doit être en cas de reprise de l’ordre de 3% à partir de 2017.

Le sauvetage de la Grèce a montré l’incroyable plasticité des institutions européennes et le rôle décisif de la Banque centrale mais il a montré aussi que nul ne peut s’affranchir durablement de la discipline budgétaire, nul ne peut accumuler des déficits de balance courante et nul ne peut exiger de ses partenaires un soutien sans conditions. Tant que l’UE sera cette confédération d’États-nations, les problèmes de compétitivité, de soutenabilité de la dépense publique, et de stimulation de la croissance resteront décisifs. Si le Grexit est rejeté pour des raisons financières, économiques et géopolitiques, si l’UE et la BCE continuent à soutenir la Grèce, l’objectif ne peut être que l’ancrage durable de la Grèce en Europe et donc la viabilité de son modèle économique.

À la faveur de la crise une nouvelle gouvernance européenne a été inventée. Elle combine fédéralisme d’exception en situation de crise lorsque l’enjeu est le sauvetage d’un pays en difficulté et stratégie d’accompagnement européenne. Il faut maintenant développer les stratégies nationales d’appropriation des réformes inscrites dans l’agenda européen et faire la preuve qu’ensemble on peut retrouver la voie de la croissance, les peuples ayant à tout moment l’option du retrait.