L’avenir de l’Union européenne se joue aussi en Mitteleuropa! edit

29 avril 2016

Les résultats du premier tour des élections présidentielles autrichiennes du 24 avril 2016 sont nets : le candidat du FPÖ, Norbert Hofer, a recueilli plus de 36% des voix, loin devant tous les autres candidats. Le parti d’extrême-droite, créé et dirigé par d’anciens officiers SS, réformé à plusieurs reprises par des courants libéraux et pro-européens avant de prendre un virage populiste sous Jörg Haider, jouit ainsi d’un certain avantage pour accéder à la magistrature suprême dans ce pays charnière situé entre l’Est et l’Ouest de l’Europe.

Ces résultats ont-ils une signification pour l’Europe centrale et orientale et, plus largement, pour l’Union européenne, par-delà les phénomènes conjoncturels propres à la scène politique autrichienne ? Bien sûr, des facteurs locaux jouent dans ces élections. La scène politique de ce petit pays de 8,5 millions d’habitant a ses singularités : il sort d’une période de grande coalition entre la gauche et la droite, est marqué par une défiance ancienne envers les migrants venus de Turquie, des Balkans ou des pays arabes et a installé la droite radicale du FPÖ aux responsabilités depuis deux décennies.

Toutefois, ces résultats adressent trois avertissements à l’Europe qui s’inquiète de la montée de la « démocratie illibérale » sur son flanc Est. Refuser de les entendre est risqué : la solidarité européenne joue son destin en grande partie en Mitteleuropa.

La normalisation de l’extrême droite est en voie d’achèvement
Les résultats du 24 avril 2016 marquent tout à la fois l’avance considérable du FPÖ sur ses adversaires et le déclin des partis historiques. Avec bien plus d’un tiers des voix à un scrutin national majeur, le FPÖ devance nettement le candidat écologiste, Alexander Van der Bellen (20,4%),  ainsi que la candidate indépendante, Irmgard Griss (18,5%).

Grâce à ce score, FPÖ brise le « plafond de verre » des 25% à l’échelle nationale et réalise une inversion historique : parti mineur de sa création en 1955 à 1983, il marginalise aujourd’hui à son tour les deux grands partis traditionnels issus de la dénazification. Déjà fortement implanté dans certaines régions et présent au Parlement depuis plusieurs mandatures (il compte aujourd’hui 40 sièges sur 183 au Conseil national), il peut désormais devenir la force centrale de l’échiquier politique autrichien. En effet, avec des scores respectifs d’environ 11% des voix, le parti social-démocrate longtemps marxisant, le SPÖ, et le parti d’inspiration démocrate-chrétienne et conservateur, l’ÖVP, sont devenues des forces politiques de second ordre dans la perspective des prochaines élections parlementaires prévues pour 2017.

Certes, les prérogatives du président de la République autrichienne sont circonscrites et essentiellement protocolaires : son principal pouvoir est de dissoudre le parlement. Mais la possibilité d’une victoire du FPÖ au second tour le 22 mai prochain signale aux partis politiques d’Autriche et d’Europe que la promotion des thèmes identitaires et nationalistes, l’hostilité à l’islam et à l’accueil des réfugiés comme des migrants en provenance de Méditerranée sont électoralement gagnants au plus haut niveau.

Le FPÖ montre que, dans une démocratie libérale traditionnelle, les campagnes identitaires dépassent la fonction tribunicienne et aspirent à devenir des programmes de gouvernement. Certes, le FPÖ se distingue du Front national, de UKIP ou encore de 5 Stelle par le fait qu’il est déjà un parti de gestion. Il peut s’appuyer sur des expériences de gouvernement : Jörg Haider a dirigé la Carinthie à partir de 1989 puis de 1999 et a fait participer son parti au gouvernement ÖVP du chancelier Schüssel de 2000 à 2006. La « normalisation » du FPÖ réalisée par Strache consiste à standardiser son discours mais pas à transformer sa composition. Conjuguée à l’exercice du pouvoir le FPÖ peut réaliser ce que plusieurs partis aspirent à faire dans d’autres pays : accéder aux leviers de l’Etat.

L’horizon du processus de normalisation de la droite radicale n’est pas le développement d’une base électorale solide en vue d’une coalition : c’est l’accession au pouvoir suprême, surtout si Norbert Hofer, une fois élu, dissout le Parlement comme il vient de l’annoncer. La droite identitaire n’est plus extrême, elle devient centrale en Europe.

La frontière entre l’Europe occidentale et la Mitteleuropa continue à se creuser sur la question identitaire
La triple question de l’islam, de l’asile et des migrants cristallise les débats publics en Autriche depuis plusieurs campagnes nationales. De ce point de vue, l’opposition entre la précédente candidate FPÖ, en 2010, Barbara Rosenkranz, ouvertement néo-nazie, et la candidature plus policée de Norbert Hofer est limitée : tous deux ont brandi l’identité nationale et chrétienne comme argument électoral central.

Le résultat de dimanche dernier témoigne d’une tendance très forte et très large dans de nombreux pays d’Europe centrale et orientale : le clivage européen ne passe ni entre la « vieille Europe » et la « nouvelle Europe » théorisée par les néo-conservateurs américains, ni entre anciennes démocraties libérales et nouvelles démocraties post-soviétiques encore en gestation, ni entre les Etats membres traditionnels de l’UE et les PECO. Que Bruxelles, Paris et Berlin ne s’y trompent pas : l’enjeu manifesté par les résultats électoraux de l’Est de l’Europe n’est plus l’intégration des Etats qu’on persiste à appeler « Nouveaux Etats membres » parfois à Bruxelles alors qu’ils ont rejoint l’Union depuis plus de dix ans. Le principal défi est la solidarité réclamée à l’Est pour un défi en provenance du Sud de l’Europe.

Les Etats-membres fondateurs de l’Union européenne, au premier chef la France et l’Allemagne, doivent entendre l’Autriche à défaut d’écouter le FPÖ : la solidarité européenne, la volonté de peser sur les menaces moyen-orientales et l’action sur la scène internationale ne peuvent être imposées aux pays d’Europe centrale et orientale sans développer le risque de backlash identitaire. Le rôle international de l’Europe doit leur être expliqué dans la perspective de leurs propres intérêts. La condescendance ou l’ignorance ne sont plus de mises vis-à-vis de cette partie de l’Europe.

Cette tendance est proprement européenne et centrale pour le débat public continental
Reprenant les catégories conceptuelles forgées développées par Fareed Zakaria et reprises par Jacques Rupnik, les observateurs de l’Europe centrale et orientale ont qualifié la Hongrie de Viktor Orban et la Slovaquie de Robert Fico de démocraties « illibérales ». Il s’agit de régimes combinant l’organisation régulière de compétitions électorales avec une réduction sensible des libertés publiques, du pluralisme politique et de l’indépendance des contre-pouvoirs. Des Etats démocratiques se tournant contre l’Etat de droit.

Fréquemment, cette tendance a été attribuée à des facteurs nationaux sans portée pour le reste de l’Europe. La tentation « illibérale » serait – pêle-mêle – à la fois le résultat d’une désoviétisation tardive, de l’importation de schémas poutiniens dérivés de la doctrine de la « démocratie souveraine », de frustrations nationales issues d’un découpage des frontières défavorable suite à Trianon, d’une reconversion économique difficile, de finances publiques mal gérées et d’une intégration délicate dans les institutions européennes depuis le grand élargissement de 2004.

Les élections polonaises d’octobre 2015 ayant porté le parti Droit et Justice (PiS) au pouvoir et les élections autrichiennes de dimanche dernier incite à réviser la grille d’analyse de ce qui se produit en Mittel Europa aujourd’hui.

Première révision, le virage conservateur identitaire est aussi le fait d’économies prospères : en 2015, la Pologne a joui d’un taux de chômage de 7,9% en 2015 et d’un taux de croissance de 3,6%. Quant à l’Autriche, elle est presque au plein emploi (5,7%) même si son PIB croît peu, de 0,9% en 2015 et 1,6% en 2016. L’illibéralisme n’est pas une idéologie de déclassés : elle peut emporter la victoire électorale dans des économies avec un faible niveau de chômage comparé à la France.

Seconde évolution, l’illibéralisme n’est pas une doctrine importée depuis la Russie, c’est une tendance européenne à l’œuvre dans de nombreux échiquiers politiques européens. Le FPÖ développe les thèmes identitaires et anti-européens depuis l’arrivée de Jörg Haider à la tête du parti en 1986. La volonté de tourner les démocraties contre l’Etat de droit au nom de la défense du peuple se répand dans toute l’Europe.

Troisième modification, l’illibéralisme n’est pas seulement un travers de centre-européens encore mal intégrés, c’est une doctrine qui sape la solidarité continentale au nom de la lutte contre le Sud. Et ce thème a des attraits à Paris, à Bruxelles, à Londres ou à Amsterdam. Comme le bon sens cartésien, il risque de devenir la chose la mieux partagée en Europe.

Avertissement sans frais ou premier acte d’un tournant illibéral européen ? Le rendez-vous du 22 mai 2016
Si, lors du second tour des élections présidentielles autrichiennes, le 22 mai 2016, le candidat Hofer échoue à devenir président de la République, les partis politiques traditionnels et les partenaires européens de l’Autriche auront reçu des avertissements sans frais. Ils ne doivent cependant pas se bercer de l’illusion qu’une coalition anti-FPÖ suffira sur le long terme. Le sort de l’Europe restera lié au destin de la Mitteleuropa. Les capitales de l’Ouest de l’Europe ne devront pas l’oublier. Promouvoir une Europe des cercles concentriques ne ferait qu’accélérer le décrochage des anciens PECO. Les Etats membres fondateurs de l’Europe doivent proposer à ces pays une nouvelle approche de la cohésion interne et de l’action externe de l’Union.

Les conséquences pourraient être plus dramatiques si la présidence était gagnée pour six années renouvelables une fois par le FPÖ. S’ensuivraient sans doute des élections parlementaires anticipées annoncées par Norbert Hofer au lendemain de la victoire, un durcissement des positions autrichiennes et est-européennes sur les migrations, des obstacles supplémentaires dans la solidarité entre les différentes parties de l’Europe et, comme en Hongrie, à terme, une réduction des contre-pouvoirs.

Quels que soient les résultats définitifs, les Européens doivent entendre les trois avertissements du 24 avril 2016. Le destin des anciens éléments de l’empire austro-hongrois doit cesser d’être considéré au mieux de loin, au pire avec condescendance. C’est sans doute dans ces Etats (Hongrie, Pologne, Autriche, Slovaquie, etc.) que se jouera une grande partie du devenir de la cohésion européenne et donc, de son rayonnement international.

L’avenir de l’Union se joue aussi en Mitteleuropa !