Laisse passer Trichet, je laisserai passer Stark edit

14 février 2006

Juergen Stark vient d’être nommé au conseil d’administration de la Banque centrale européenne (BCE), en remplacement de son compatriote Otmar Issing, qui termine son mandat de huit ans, non renouvelable. Avec lui, tous les six membres initialement nommés quand la BCE a été créée auront été remplacés. Et les grands pays (Allemagne, Espagne, France et Italie) ont réussi le coup de se réserver chacun un des quatre sièges. Comme tous les autres anciens et nouveaux membres du Conseil d’administration, Stark vient de la haute administration économique (ministères des Finances ou banques centrales, parfois les deux). Cela garantit un conseil homogène, sans opinions divergentes. La machine va pouvoir ronronner à l’abri de toute influence pernicieuse sur son mode de pensée et surtout sans débat interne sur sa compréhension de ce qu’est, ou doit être, la politique monétaire.

Sièges réservés et absence de la moindre aspérité interne : manifestement quelque chose cloche dans la manière sont choisis ceux et celles qui ont un pouvoir considérable sur les centaines de millions de citoyens de la zone euro. Ce pouvoir est d’autant plus absolu que la BCE est totalement indépendante. Elle n’est redevable de ses actions qu’au Parlement européen, qui n’a aucun pouvoir de censure. Il peut maugréer, ça n’intéresse personne. De temps en temps, les gouvernements contestent les choix de la BCE, comme en décembre dernier, mais ils ne peuvent guère faire plus. Les rôles sont bien distribués : à la BCE la responsabilité de maintenir la stabilité des prix dans une totale orthodoxie monétaire, aux gouvernements la possibilité de pousser des cris plaintifs et de se présenter comme des victimes de la rigueur que ces messieurs-dames de Francfort imposent avec déraison.

Ce jeu de rôle est une vaste supercherie. Devinez qui a nommé Stark ? Les ministres des Finances ! Oui, Thierry Breton a approuvé sa nomination, et Stark n’est pas n’importe qui. Il est l’architecte du Pacte de stabilité, qu’il voulait plus contraignant et qu’il continue de défendre bec et ongles en dépit de son échec patent ; en matière monétaire, il est considéré comme un faucon, un farouche adepte de l’« approche Bundesbank » que la Bundesbank elle-même a abandonnée dans les années quatre-vingts. Il n’a jamais cherché à masquer ses opinions. Elles sont défendables, mais certainement extrêmes sur l’échiquier – déjà très restreint – des papables qui ont blanchi sous le harnais de la haute administration.

Tout cela, M. Breton et ses collègues le savent parfaitement bien, mais aucun n’a pas fait le début de la moindre résistance. Ils n’ont pas demandé à ce qu’on leur présente une liste imaginative des meilleurs experts monétaires de la zone euro. Ils n’ont même pas souhaité que, si siège allemand il y a, que plusieurs candidats soient proposés par l’Allemagne. Ils ont simplement ratifié le choix fait à Berlin au terme de sombres tractations au sein du gouvernement. Soit les ministres des Finances sont parfaitement de mauvaise foi, soit ils jouent un jeu bien trouble. Probablement les deux.

Les ministres des Finances sont en fait ravis de laisser le mauvais rôle à la BCE. Ils peuvent ensuite parader devant les télévisions pour peaufiner leur popularité en se plaignant de l’orthodoxie des banquiers centraux qu’ils ont précédemment nommés en toute connaissance de cause. Ils peuvent faire tout cela en dormant sur leurs deux oreilles, rassurés qu’ils sont qu’il n’y aura pas d’inflation en Europe, ce qu’ils souhaitent. Si ce n’est pas de la mauvaise foi, qu’est-ce donc ?

Mais pourquoi ce partage des postes entre grands pays ? Il s’agit d’une violation de l’esprit, sinon de la lettre, du Traité de Maastricht, violation qui révulse les petits pays réduits à se battre pour les deux postes restants. Du coup, les petits pays ne veulent pas trop faire de vagues pour se garder une chance de voir l’un des leurs ramasser la mise quand l’occasion se présentera, deux fois sur six. Et pourquoi la France n’a-t-elle pas cherché à bloquer la nomination d’un candidat aux antipodes des positions qu’elle prend sur les questions monétaires ? C’est très simple : tu laisses passer mon Trichet et je laisserai passer ton Stark. On est entre gentlemen, voyez-vous.

Ainsi va le petit monde des grandes nominations en Europe. On pourrait hausser les épaules et se préoccuper de choses plus importantes. Le problème c’est que lorsque messieurs Chirac et Breton et leurs collègues donnent de la voix pour se plaindre de la BCE, dont ils ont personnellement nommé tous les membres du Conseil d’administration, ils contribuent à répandre un sentiment anti-européen aussi injustifié que dangereux pour l’avenir. On a vu ce que ça donne au moment du référendum sur le projet de constitution. L’Europe n’est jamais que ce qu’en font les gouvernements nationaux.

Cet article a été repris par Le Temps (Genève).