La compétitivité et le farniente edit

24 janvier 2006

Les sportifs de haut niveau raccrochent parfois avant d'y être contraints par l'âge, lorsqu'ils éprouvent le besoin de vivre une vie normale en famille, de voir grandir leurs enfants. Il y a peut-être là une leçon de sagesse pour la sphère économique où règne encore une vision très productiviste de la performance. Il est essentiel pour une entreprise d'être compétitive, certes. Mais poser la question à propos d'un pays, c'est se tromper de registre. Les entreprises produisent. Les individus et les nations vivent.

Il est bien connu que le PIB, qui sert souvent d'indicateur phare pour les comparaisons internationales, est une mauvaise mesure de la production. En reposant principalement sur les valeurs marchandes, il ignore de nombreux travaux et services non rémunérés, tels que les services à la personne rendus au sein des familles. Que les parents s'occupent ou non correctement de l'éducation de leurs enfants ne se voit pas directement dans le PIB, et pourtant on entend dire de nos jours que c'est une activité importante. Et les chiffres du PIB ignorent également les nuisances qui accompagnent l'activité économique, ainsi que l'impact de certaines calamités. Même les actes de vandalisme peuvent ainsi contribuer à accroître le PIB, puisque réparations et remplacements de véhicules détruits augmentent l'activité alors que les destructions elles-mêmes ne sont pas décomptées.

Ce qu'on dit moins souvent, c'est que la production, même si on pouvait la mesurer de façon fine et exhaustive, ne donnerait qu'une image biaisée de ce que vise l'activité économique telle que la vivent les ménages. On pourrait augmenter de façon spectaculaire la production en incitant très fortement les gens à travailler un grand nombre d'heures et jusqu'à un âge avancé, voire en assortissant l'inactivité volontaire de sanctions. Mais satisferait-on ainsi les souhaits de la population ?

Il ne s'agit pas ici de rappeler simplement cette banalité que l'argent ne fait pas le bonheur. La question est de savoir ce que signifie réellement le niveau de vie économique et comment il faudrait s'y prendre pour le mesurer. Les indicateurs de production ou de compétitivité passent à côté de dimensions importantes du niveau de vie, telles qu'elles sont listées par la théorie économique de base :

- le temps de loisir : le temps est une ressource matérielle, la seule peut-être qui soit distribuée de façon parfaitement égale entre tous ; pouvoir en utiliser une partie de façon libre est une dimension importante de la consommation ;

- la qualité du travail : exercer une activité professionnelle de qualité et correspondant à sa compétence, dans un cadre sain, sécurisé et marqué par des relations de respect, est aussi une dimension de la consommation au sens large ;

- la sécurité économique : le risque de se voir spolié de ses biens, de subir une rupture de son contrat de travail, ou simplement de subir des fluctuations de revenu, est également un aspect (négatif) du niveau de vie ; la précarité est d'autant plus à prendre en compte qu'elle est inégalement répartie ;

- la qualité de l'environnement : vivre dans un environnement sain et agréable est un élément du confort dont l'importance est aujourd'hui largement reconnue ;

- l'accès aux biens et services publics : la production de l'Etat est généralement mesurée par son coût alors que sa valeur pour les usagers peut être différente ; c'est cette valeur qui donnerait une véritable mesure à intégrer au calcul du niveau de vie ;

- la structure familiale : au sein d'un ménage on partage des consommations collectives, de sorte qu'à revenu par tête donné, une société moins éclatée sur le plan familial assure à ses membres un niveau de vie en moyenne supérieur ;

- la santé : disposer d'un corps sain est une ressource matérielle de base, habituellement classée au premier rang des priorités dans les enquêtes d'opinion (et les vœux de nouvel an) ; que cette ressource soit intimement liée à la personne ne lui retire aucune valeur économique (en termes de qualité de vie, et non pas seulement de capacité productive), au contraire.

Il faut donc y regarder à deux fois quand on envisage d'accroître la compétitivité et la production par des réformes qui allongent la durée du travail, le rendent plus précaire et moins satisfaisant, augmentent les risques de chômage ou de changements d'emploi imposés, détruisent l'environnement, réduisent les services publics de proximité, fragilisent ainsi indirectement les structures familiales et augmentent la prévalence du stress et des dépressions. Elles peuvent éventuellement être bonnes globalement, car tout dépend de l'ampleur relative des différents effets et de leur importance aux yeux de la population concernée, mais il est certainement dangereux de fixer un cap avec une mauvaise boussole.

Du point de vue des grandes confrontations d'idées, il y a là un paradoxe amusant. On accole souvent l'étiquette " libérale " (avec des variantes péjoratives comme " ultra " ou " néo ") aux discours qui promeuvent la logique productiviste, mais c'est là une erreur. Le véritable libéralisme ne s'inquiète pas de savoir si les individus préfèrent la consommation de biens manufacturés, de beaux paysages ou des siestes répétées. Les discours ambiants sur la croissance et la compétitivité sont en réalité beaucoup plus proches de l'idéologie soviétique que du libéralisme. Ils identifient l'intérêt national à la valeur ajoutée totale des entreprises résidentes, comme s'il s'agissait d'une seule entreprise nationale. Dans une économie de marché digne de ce nom, et mondialisée qui plus est, il faut laisser la compétition se développer au niveau de chaque entreprise et de chaque marché, mais, au niveau national, veiller à ce que les ressources soient produites, réparties et utilisées dans l'intérêt bien compris de la population.