Bolkestein : le grand fiasco de la Commission edit

12 février 2006

La Directive Bolkestein représente un effort de la Commission pour ouvrir les services à la concurrence afin de doper richesse et emploi en Europe. Paradoxalement, la Directive Services, qui en toute bonne logique eût dû être combattue par la droite corporatiste anti-libérale et les lobbies des professions réglementées, a été attaquée par la gauche et les syndicats de travailleurs, alors que ces derniers étaient peu ou pas concernés en tant que travailleurs et étaient bénéficiaires en tant que consommateurs! Les oppositions à la directive n’expliquent cependant pas tout. Dans cette affaire la Commission a commis de graves erreurs qui expliquent son échec.

Malgré de nombreux arrêts de la Cour de Justice des Communautés Européennes (Cassis de Dijon en 1979 notamment), les États ont refusé, retardé ou entravé l’ouverture des services à la concurrence européenne. Au vu du nombre élevé de professions en jeu (des milliers), il était hors de question pour la Commission d’écrire une Directive pour chaque profession ; d’où l’idée de soumettre l’ensemble des services à la concurrence au travers d’une seule Directive.

La Directive Services répond-elle aux espérances mises en elle par les réformateurs libéraux européens ? Non, Pourquoi ?

La Directive ne couvre qu’une petite partie des services de l’UE. Ne sont concernés que les services prestés depuis l’étranger occasionnellement. Les services étrangers prestés de manière permanente échappent à la Directive : par définition, toute société de services d’un pays A qui veut travailler plus qu’occasionnellement dans un pays B doit s’établir dans B et y fonder une filiale, ou un établissement, qui sera soumis par définition au droit du pays B, comme n’importe quelle société du pays B. Nous ne sommes plus alors dans l’ordre du commerce entre pays mais dans la liberté d’établissement. Dans la pratique, le champ de la directive ne couvre que quelques professions libérales et réglementées prestées temporairement depuis un pays limitrophe : un architecte de Barcelone travaillant sur un projet à Perpignan, un notaire de Liège pour quelques ventes à Lille, un comptable anglais suivant quelques petits clients à Paris…

Par ailleurs, nombre de secteurs (audiovisuel presse, santé, jeux d’argents, transports, services financiers…) ont été exclus sous la pression des lobbies et/ou à la demande des États.

Le principe du droit du pays d’origine (PPO), destiné à favoriser l’entrée des opérateurs étrangers, était à la fois trop complexe et trop partiel. Il ne s’appliquait qu’à la partie relation entre entreprises - on ne peut pas demander à un consommateur de connaître le droit du pays d’origine !

Par ailleurs, le PPO, originellement destiné à favoriser la vie des affaires, était une boîte de Pandore de conflits juridiques et une complexification immense du droit. En effet, sur la partie du droit où il s’appliquait, le PPO supposait que dans chaque pays, les tribunaux jugent selon le droit des 24 autres pays, le tout avec des textes (leurs évolutions ainsi que la jurisprudence) traduits dans la langue du pays d’accueil. Les entreprises se plaignent déjà d’un droit français devenu trop long et touffu ; avec le PPO il aurait fallu multiplier cela par 25 sur une partie (variable selon chaque pays !) de ce droit. Bref, un cauchemar légal assuré! Le contraire de la simplification recherchée. Nul tribunal ou pays n’aurait été capable de juger selon le droit (évolutif) des 24 autres !

Le PPO ne concernait ni le droit social (qui est essentiellement pénal) ni le droit de la consommation (essentiellement pénal aussi). Les fantasmes de droite et de gauche sur le « dumping social » (à supposer que ce terme signifie quelque chose) n’ont jamais été que des fantasmes sans lien avec la Directive Bolkestein, qui visait surtout les professions libérales réglementées et certains artisans.

Même sans exclusion explicite, les « services publics » à la française n’étaient pas concernés, car pour concurrencer la Poste, la SNCF ou la RATP, il faut au moins s’établir en France pour avoir un minimum d’infrastructure et d’employés et donc sortir du champ de la Directive Bolkestein (à moins de se limiter au courrier Port-Bou – Cerbère ou Vintimille – Nice !).

Pour toutes ces raisons de complexité et d’exclusion, il est très heureux et bénéfique que le Parlement Européen ait convergé, grâce à la socialiste allemande Evelyne Gebhardt, vers l’abrogation du PPO, cet hydre juridique à mille têtes. Dans cette affaire la Commission a fait deux erreurs.

D’un point de vue économique, il est très souhaitable de libéraliser tous ces services (avec des conditions et règles évidemment) en les soumettant à la concurrence. Le problème est que pour l’essentiel, ceci ne relève pas de la Commission ou de la CJCE, mais du débat national et des autorités nationales car l’essentiel des services sont produits et consommés localement. Il est fort dommage que les éleveurs de grenouilles rousses, les notaires ou les taxis soient des métiers contingentés, avec numerus clausus. Mais il appartient aux États de les réformer, pas à la Commission, car l’exercice de ces métiers ne relève pas du commerce ou des échanges entre pays de l’UE. A moins d’un super État fédéral en Europe -qui n’est pas en vue -, la Commission ne pourra pas légiférer sur la plupart des services nationaux.

Deuxième erreur, avec le PPO, la Commission a voulu pousser un nouvel outil de libéralisation susceptible de faire branler les législations nationales protectionnistes en peu de temps. L’intention était louable. Mais, outre son abominable complexité, le PPO venait heurter des principes fondamentaux de l’État de droit : on ne peut pas accepter une inégalité de jure au regard du droit pénal et des procédures pénales entre deux entreprises (et leurs dirigeants) qui feraient la même activité dans le même pays, l’un relevant du droit pénal français, l’autre du droit pénal polonais. Avec le PPO, la Commission a joué avec le feu (juridique)

C’est aux États nationaux que revient la responsabilité du travail de libéralisation des services. Ceci requiert de longues batailles contre des corporations historiques, mais le gain potentiel est énorme. Si la France avait le même taux d’emploi dans les services que les pays les plus déréglementés de l’UE en ce domaine (Scandinavie, Irlande, Royaume Uni), elle compterait 4 millions d’emplois en plus ! Certes tout cet écart n’est pas dû qu’à la réglementation. Pour y arriver, il faut ouvrir à la concurrence des secteurs entiers comme le commerce et la distribution, les services sociaux, les services à la personne, les taxis et les transports, l’hôtellerie –tous secteurs exclus ou très peu concernés par la Directive Bolkestein.

Enfin la Commission devrait revenir à sa tâche historique : libéraliser les activités affectées par les échanges entre pays et proposer des textes d’harmonisation des droits nationaux pour y arriver. C’est long et fastidieux, mais préférable au PPO appliqué à un patchwork de secteurs avec un patchwork de règles. Des réglementations nationales (en France notamment) entravent la concurrence (urbanisme commercial, lois sur les prix minimum, interdiction de revente à perte, prohibition de certaines pratiques commerciales) et empêchent de facto à des enseignes étrangères de venir s’implanter. Les gains en termes d’emplois et de prix pour les consommateurs d’une harmonisation européenne (sans PPO) dans ce secteur seraient considérables : plusieurs centaines de milliers d’emplois et certains prix de détail pourraient baisser de 15 à 30% – bien plus de gains qu’avec la Directive Bolkestein !