La pauvreté: spectacle saisonnier, fléau endémique edit

5 décembre 2008

On a longtemps cru que, croissance des richesses collectives aidant, la pauvreté se résorbait. Dotée d’un généreux système de redistribution, la France n’est d’ailleurs pas si mal placée parmi les pays européens. Mais tous les hivers, des associations comme Les restos du cœur ou le Secours catholique tirent la sonnette d’alarme et signalent la déferlante des demandes d’assistance qui convergent vers elles. Qui croire ? Que faire ?

Six SDF victimes du froid, et la grande misère s’habille en cause nationale le temps d’un 20 heures. Les démunis, les médias les extirpent de leur invisibilité lorsque tombent les grands froids, pour les renvoyer à leur anonymat dès que l’atmosphère se réchauffe : ils font partie du paysage médiatique hivernal. Ces images frappent les esprits, et comme une partie de la société se sent menacée par les tourmentes économiques (rupture du lien de travail), ou simplement par la solitude (rupture familiale), près de la moitié des spectateurs imaginent qu’ils ne sont pas à l’abri d’un tel sort. Et si ce spectre ne les concerne pas directement, ils n’en évacuent pas la perspective pour leurs enfants.

Dans une société individualiste où chacun s’occupe avant tout de son propre destin, et de celui de ses enfants, il est pourtant difficile d’envisager une mobilisation d’envergure sur le sujet de la pauvreté. La présence saisonnière des SDF dans la lucarne cathodique constitue notre quart d’heure de mauvaise conscience dans l’année. La pensée commune, c’est plutôt quand l’économie repartira, tout ira mieux, y compris pour eux – et on glisse au reportage suivant !

En se focalisant sur les sans-abri, la caméra, en réalité, montre la figure extrême et spectaculaire d’un sujet bien plus vaste, et bien moins présent dans l’espace médiatique : les pauvres. Combien sont les SDF ? Entre 100 000 et 400 000, les estimations manquent de fiabilité. Mais au-delà ce sont près de 8 millions de personnes, soit un peu plus de 13% de la population, qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté, établi à 60 % en dessous du revenu médian. Les sociétés riches voient se développer en leur sein une misère endémique, qu’aucune politique publique n’est jusqu’ici venue contrecarrer sérieusement. Pourquoi un tel fatalisme ?

Il y a d’abord une raison politique. Les pauvres ne se posent pas en base électorale pour les partis de gouvernement, aucun mouvement ou organisation ne représente vraiment cet ensemble assez hétéroclite, où se mêlent gens de la rue, RMistes de longue ou courte durée, abonnés aux boulots précaires et travailleurs pauvres – et tous ceux, enfants ou conjoints, qui vivent avec eux. Cette fraction de la population vote pour les extrêmes ou pratique l’abstention, elle ne figure pas au centre des préoccupations des politiques. Et les pouvoirs publics délèguent spontanément aux associations le soin de soutenir les démunis. De plus, les personnalités qui ont incarné la lutte contre la misère ne sont pas des politiques : sœur Emmanuelle ou l’Abbé Pierre étaient mus par une foi religieuse, et l’on ne voit que le très inclassable et profondément laïc Martin Hirsch pour mener un combat personnel sur ce front.

Il y a ensuite un problème de représentation statistique. Dans les dédalles de la statistique sur la pauvreté, on peut proclamer tout et son contraire sans prendre le risque d’être démenti. D’abord, le versant qui rassérène. Ainsi si l’on prend, comme le fait l’OCDE dans une étude publiée en 2008 (Croissance et inégalités, L’évolution de la pauvreté et des revenus ces 20 dernières années) procédant par découpage de la population en déciles, la France paraît une terre sécurisante. Les 10 % des foyers les plus riches ont un revenu annuel moyen (54 000 dollars) équivalent à la moyenne des pays développés, les classes moyennes aussi (20 000 dollars) alors que les 10 % des foyers les plus pauvres (9 000 dollars) ont un revenu 25 % plus élevé. Ce score favorable est dû à un taux d’activité féminin élevé et à un système de redistribution qui cible non seulement les pauvres mais aussi les classes moyennes. Cette relative efficacité à amortir les écarts de revenus s’est quelque peu grippée au cours des années récentes. On peut aussi affirmer que la pauvreté a régressé quand on prend un recul sur dix/vingt ans (13,5 % de pauvres en 1996 contre 11,7 % en 2004), et cette évolution est encore plus flagrante si l’on remonte aux années 70.

Mais la tendance récente réfute ce tableau optimiste. La pauvreté stagne à partir de 2004, augmente même légèrement depuis 2006. Dans cette même période, quand on est pauvre on est de plus en plus pauvre, minima sociaux et bas salaires, en effet, n’ont pas suivi la hausse des prix des biens de première nécessité, en particulier le logement. Un chiffre est éloquent : pour les foyers très modestes, l’ensemble des dépenses contraintes (logement, assurances, impôts, remboursement d’emprunt) est passé de la moitié des revenus à près des trois-quarts des revenus entre 2001 et 2006.

Ensuite, on se représente souvent d’une façon simpliste l’articulation entre la croissance économique et le recul de la pauvreté. Il faut pourtant rappeler que la diminution du chômage, continue ces dernières années jusqu’à cet été, n’a pas fait reculer la pauvreté, notamment parce qu’elle se conjugue avec la multiplication des petits boulots et du temps partiel contraint : c’est toute la question de la précarité et des travailleurs pauvres. Certaines populations, dans ce contexte, sont particulièrement vulnérables : les jeunes, les personnes isolées, les familles monoparentales.

Un autre facteur de ce fatalisme, et non des moindres, est l’attitude ambiguë de la population active à l’égard des personnes vivant des minima sociaux. Selon les enquêtes d’opinion, les Français pensent que la pauvreté est due au fait qu’il n’y a pas assez de travail pour tout le monde (62 %), mais 45 % d’entre eux estiment aussi que la pauvreté est due au fait que les personnes pauvres ne veulent pas travailler. Parallèlement, si la légitimité du RMI ne souffre pas de doute, de plus en plus de gens estiment qu’il doit être soumis à des contreparties (85 % en 2006). Autrement dit, si le soutien à des politiques de solidarité nationale existe, mais ce sentiment ne va pas de soi : il est fluctuant (notamment selon l’état du marché du travail) et il exige des compensations.

Imaginer des politiques sociales qui ne dressent pas les catégories de la population les unes contre les autres, ou qui ne sont pas nuisibles à elles-mêmes, en augmentant le coût du travail, constitue un véritable challenge pour les politiques. Le RSA, tant discuté, comporte pourtant cette vertu. Par des mécanismes qui favorisent le retour à l’emploi (gain financier et accompagnement), il va dans le sens de l’opinion majoritaire. Et économiquement, il devrait enclencher un cercle vertueux – versement de charges par les entreprises et diminution des allocations versées. Parallèlement, son mode de financement, sur les revenus du capital et par un plafonnement des niches fiscales, ne pèse pas sur les entreprises.

Et pourtant quelle longue bataille pour le faire adopter, notamment en raison de son financement ! La droite était vent debout contre de nouveaux impôts et la gauche a foncé sur sa muleta préférée, le bouclier fiscal. Sur la ligne d’arrivée du débat parlementaire, les partis étaient à front renversé : la droite est devenue le vibrant défenseur du dispositif, et les élus socialistes, qui lorsqu’ils expérimentent le RSA sur le terrain ne tarissent pas d’éloges à son égard, ne l’ont pas voté.